Hongrie
Le fils blessé
Péter Esterhazy, l’un des plus célèbres écrivains hongrois issu d’une grande famille de la noblesse magyare, a découvert que son père avait été un informateur de la police politique sous le communisme. Dans Édition corrigée, il raconte cette trahison, version moderne d’une tragédie grecque. Les Hongrois s’arrachent le livre qui, depuis sa sortie il y a deux semaines, est en tête des ventes en librairie.
De notre correspondante à Budapest
Dans Harmonia Caelestis publié en 2000 (paru en français chez Gallimard), Péter Esterhazy campait dans un style fantasmagorique ses relations au père chéri et admiré, décédé deux ans plus tôt, et relatait l’histoire de sa famille, l’une des plus anciennes de l’aristocratie magyare. Persécutés sous le communisme, les Esterhazy virent leurs biens confisqués et furent contraints à la «déportation interne», c’est-à-dire assignés dans un village éloigné de la capitale. Matyas, le père, fut cantonné à des tâches humiliantes: ouvrier aux champs et à l’usine, avant de vivoter de traductions.
Mai 2002: le tout dernier livre d’Esterhazy sort en librairie et fait l’effet d’une bombe. L’écrivain hongrois a découvert dans les archives du communisme que le père adulé avait été un informateur de la police politique communiste pendant plus de vingt ans. Péter déchiffre tous les rapports écrits par Matyas Esterhazy, et tient son journal en parallèle dans le plus grand secret. Ainsi naît Édition corrigée, annexe à Harmonia Caelestis, une fugue littéraire composée d’extraits des rapports à la police politique –imprimés en brun– et des commentaires –en noir– de Péter, teintés de dégoût cynique, d’ironie désespérée mais aussi d’une infinie tendresse. Si Harmonia Caelestis était un hymne d’amour filial, Édition corrigée est l’histoire d’une douloureuse trahison, «le livre le plus bouleversant de ces dernières années» selon le quotidien Népszabadsag.
C’est au moment où il rédige Harmonia Caelestis que l’auteur demande à consulter les archives de l’Office historique, espérant y glaner quelques documents sur l’histoire familiale. Contrairement à l’Allemagne de l’est, les archives du communisme ne sont pas ouvertes au public; l’autorisation de les consulter est délivrée au compte-gouttes et lorsque Péter Esterhazy l’obtient, son manuscrit Harmonia est déjà bouclé. En ouvrant les dossiers, l’auteur manque de se trouver mal. Un archiviste lui dit gentiment: «ces rapports ne sont pas aussi horribles que ça, il y a pire». «Je voulais disparaître pour que personne ne voie mon visage… Dans un roman policier, on ne découvre le meurtrier qu’à la fin du livre. J’ai tout de suite reconnu l’écriture de mon père» note Esterhazy.
Comment Matyas, héritier de la grande noblesse magyare, a-t-il pu céder au diable ?
L’écrivain Arpad Göncz, ancien président de la République, qui purgea de longues années en prison, explique: «Je n’ai connu qu’une seule personne qui ait volontairement choisi d’être un informateur; les autres y ont été contraints, parfois sous la menace, afin d’épargner leur famille». L’ancien dissident Férenc Köszeg souligne que «Matyas Esterhazy a été arrêté et tabassé à plusieurs reprises; personne n’a le droit de le juger».
Informations à la petite semaine
Recruté par la police politique en 1957 sous le nom de code de Csanadi, Matyas recueille des renseignements sur d’anciens aristocrates, se rend à des parties de bridge, enregistre les rumeurs circulant au café. Les premiers rapports sont ternes, ennuyeux, des informations à la petite semaine. Il note «Au bistrot du village, un inconnu m’a parlé de l’existence d’une liste de personnes à abattre...» Péter commente, sarcastique: «Dans un bistrot de village, tout le monde se connaît!», avant d’ajouter: «jusqu’ici il n’est pas dangereux, il se cantonne scrupuleusement à des banalités». D’ailleurs un agent de liaison note, mécontent: «Il n’a pas vraiment exécuté nos ordres». Mais peu à peu Matyas-Csanadi s’améliore. Il est chargé de surveiller un ancien collègue, T…, traducteur, qui a passé huit ans en prison après la révolution de 1956. Pour ce faire il lui propose des traductions et note dans son rapport:«Il m’a plusieurs fois remercié de lui donner du travail. D’abord par intérêt financier, et aussi par snobisme». A cette lecture, Péter explose: «Je lutte contre l’envie de dégueuler. Comment peut-on traiter de snob un homme qui, au sortir de la prison, se débat pour élever quatre enfants, quand on est en train de le trahir? Espèce de merde d’aristocrate!».
Toute la mécanique d’un régime kafkaïen apparaît à travers ce dialogue posthume qui prend aussi la couleur d'une révolte contre le père, «pourri de l’intérieur». D’un seul élan, Péter note sur plusieurs pages tous les synonymes du mot ignoble, navigant entre amour et haine. «Pathologique, pervers, anormal, paradoxal, invraisemblable, illusionniste, le père de mes contes…» De temps à autre, la lettre «l» comme larme s’égrène telle une goutte d’encre au fil du texte. Le 13 juin 2000, Esterhazy l’écrivain achève la lecture des rapports. «Je suis arrivé à bout de mon père» note-t-il à la fin de Édition corrigée. «Nous, ceux qu’il a trahis et même ceux qu’il n’a pas trahis ne pourront lui pardonner parce qu’il n’a pas reconnu son acte…On peut le plaindre, le haïr, se moquer de lui, cracher sur lui ou l’oublier (…) En dehors de ces options, moi j’aime cet homme dont je suis le fils aîné…»
Dans Harmonia Caelestis publié en 2000 (paru en français chez Gallimard), Péter Esterhazy campait dans un style fantasmagorique ses relations au père chéri et admiré, décédé deux ans plus tôt, et relatait l’histoire de sa famille, l’une des plus anciennes de l’aristocratie magyare. Persécutés sous le communisme, les Esterhazy virent leurs biens confisqués et furent contraints à la «déportation interne», c’est-à-dire assignés dans un village éloigné de la capitale. Matyas, le père, fut cantonné à des tâches humiliantes: ouvrier aux champs et à l’usine, avant de vivoter de traductions.
Mai 2002: le tout dernier livre d’Esterhazy sort en librairie et fait l’effet d’une bombe. L’écrivain hongrois a découvert dans les archives du communisme que le père adulé avait été un informateur de la police politique communiste pendant plus de vingt ans. Péter déchiffre tous les rapports écrits par Matyas Esterhazy, et tient son journal en parallèle dans le plus grand secret. Ainsi naît Édition corrigée, annexe à Harmonia Caelestis, une fugue littéraire composée d’extraits des rapports à la police politique –imprimés en brun– et des commentaires –en noir– de Péter, teintés de dégoût cynique, d’ironie désespérée mais aussi d’une infinie tendresse. Si Harmonia Caelestis était un hymne d’amour filial, Édition corrigée est l’histoire d’une douloureuse trahison, «le livre le plus bouleversant de ces dernières années» selon le quotidien Népszabadsag.
C’est au moment où il rédige Harmonia Caelestis que l’auteur demande à consulter les archives de l’Office historique, espérant y glaner quelques documents sur l’histoire familiale. Contrairement à l’Allemagne de l’est, les archives du communisme ne sont pas ouvertes au public; l’autorisation de les consulter est délivrée au compte-gouttes et lorsque Péter Esterhazy l’obtient, son manuscrit Harmonia est déjà bouclé. En ouvrant les dossiers, l’auteur manque de se trouver mal. Un archiviste lui dit gentiment: «ces rapports ne sont pas aussi horribles que ça, il y a pire». «Je voulais disparaître pour que personne ne voie mon visage… Dans un roman policier, on ne découvre le meurtrier qu’à la fin du livre. J’ai tout de suite reconnu l’écriture de mon père» note Esterhazy.
Comment Matyas, héritier de la grande noblesse magyare, a-t-il pu céder au diable ?
L’écrivain Arpad Göncz, ancien président de la République, qui purgea de longues années en prison, explique: «Je n’ai connu qu’une seule personne qui ait volontairement choisi d’être un informateur; les autres y ont été contraints, parfois sous la menace, afin d’épargner leur famille». L’ancien dissident Férenc Köszeg souligne que «Matyas Esterhazy a été arrêté et tabassé à plusieurs reprises; personne n’a le droit de le juger».
Informations à la petite semaine
Recruté par la police politique en 1957 sous le nom de code de Csanadi, Matyas recueille des renseignements sur d’anciens aristocrates, se rend à des parties de bridge, enregistre les rumeurs circulant au café. Les premiers rapports sont ternes, ennuyeux, des informations à la petite semaine. Il note «Au bistrot du village, un inconnu m’a parlé de l’existence d’une liste de personnes à abattre...» Péter commente, sarcastique: «Dans un bistrot de village, tout le monde se connaît!», avant d’ajouter: «jusqu’ici il n’est pas dangereux, il se cantonne scrupuleusement à des banalités». D’ailleurs un agent de liaison note, mécontent: «Il n’a pas vraiment exécuté nos ordres». Mais peu à peu Matyas-Csanadi s’améliore. Il est chargé de surveiller un ancien collègue, T…, traducteur, qui a passé huit ans en prison après la révolution de 1956. Pour ce faire il lui propose des traductions et note dans son rapport:«Il m’a plusieurs fois remercié de lui donner du travail. D’abord par intérêt financier, et aussi par snobisme». A cette lecture, Péter explose: «Je lutte contre l’envie de dégueuler. Comment peut-on traiter de snob un homme qui, au sortir de la prison, se débat pour élever quatre enfants, quand on est en train de le trahir? Espèce de merde d’aristocrate!».
Toute la mécanique d’un régime kafkaïen apparaît à travers ce dialogue posthume qui prend aussi la couleur d'une révolte contre le père, «pourri de l’intérieur». D’un seul élan, Péter note sur plusieurs pages tous les synonymes du mot ignoble, navigant entre amour et haine. «Pathologique, pervers, anormal, paradoxal, invraisemblable, illusionniste, le père de mes contes…» De temps à autre, la lettre «l» comme larme s’égrène telle une goutte d’encre au fil du texte. Le 13 juin 2000, Esterhazy l’écrivain achève la lecture des rapports. «Je suis arrivé à bout de mon père» note-t-il à la fin de Édition corrigée. «Nous, ceux qu’il a trahis et même ceux qu’il n’a pas trahis ne pourront lui pardonner parce qu’il n’a pas reconnu son acte…On peut le plaindre, le haïr, se moquer de lui, cracher sur lui ou l’oublier (…) En dehors de ces options, moi j’aime cet homme dont je suis le fils aîné…»
par Florence La Bruyère
Article publié le 06/06/2002