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Justice internationale

«La CPI est un club: si on veut être respecté, il faut en être membre»

Ce 1er juillet est la date d’entrée en vigueur de la Cour pénale internationale. Cette installation survient dans un climat d’hostilité à son égard en raison de la très vive opposition des Etats-Unis. Pourtant l’ex-président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie est optimiste. Selon Antonio Cassese, tôt ou tard les Américains rejoindront la CPI.
RFI : Quel est votre sentiment sur l’installation de la CPI ?
Antonio Cassese :
La création d'une juridiction pénale internationale à compétence universelle est un rêve de la communauté internationale qu'elle vient de réaliser. Selon moi, une des raisons pour lesquelles on a enfin créé une juridiction pénale internationale est que, entre autres, la doctrine des droits de l’homme, est devenue une sorte de religion laïque (bien que religion et laïque paraissent en contradiction). Cette religion des droits de l’homme s’est répandue, est devenue toujours plus importante et a poussé les Etats à en tirer les conséquences et à conclure que, plus on proclame les droits de l’homme, et plus il faut réagir contre ceux qui les violent de manière flagrante. C’est une application cohérente de cette vision des droits de l’homme, qui avait été proclamée pour la première fois dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. C’est une nouvelle idéologie qui pourrait remplacer le marxisme, le libéralisme, le néo-libéralisme. D’autant plus que, derrière, il y a une grande tradition de la raison : les déclarations universelle et française des droits de l’homme. Et aujourd’hui nous sommes même en train d’aller au-delà. Les Occidentaux pensent surtout aux droits civils et politiques. Il faut être cohérent et pousser la logique jusqu’au respect des droits sociaux, économiques et culturels. Mais, concernant le premier volet, nous nous sommes dit que, pour être cohérent et aller jusqu’au bout, il nous fallait à présent engager une riposte pénale au niveau de la répression des auteurs des crimes les plus graves.

RFI : Le Conseil de sécurité de l’ONU peut exiger la suspension d’une procédure engagée par la CPI pour une année, renouvelable. Est-ce que ce n’est pas une limite à l’indépendance de la CPI ?
AC :
Non, je ne crois pas. En effet, on est un peu choqué parce qu’on a l’impression qu’un organe politique agit sur un organe judiciaire et que cette interférence est, dans nos pays, une chose inacceptable. Mais il y a des éléments qui justifiaient cette disposition qui prévoit le blocage de la Cour par le Conseil de sécurité. Le Conseil de sécurité peut considérer que les crimes sur lesquels le procureur enquête, sont des crimes qui relèvent d’une situation globale qui constitue une menace pour la paix. Et que, pour des raisons politiques, il pourrait s’avérer opportun de suspendre l’action judiciaire. Le Conseil de sécurité doit agir dans le cadre de ses compétences et la Cour peut contrôler, vérifier, si le Conseil de sécurité considère que, tout d’abord, la situation dans le cadre de laquelle des crimes ont été commis est une situation qui constitue une menace pour la paix et que l’action judiciaire du tribunal de la CPI pourrait même aggraver la situation globale. Donc, si il y a par exemple un conflit civil très grave et que l’action de la Cour pourrait avoir une incidence négative, je crois qu’il est tout à fait approprié pour le Conseil de sécurité de dire : suspendez pour une certaine période votre action, nous allons essayer de trouver une solution politique et vous pourrez ensuite poursuivre votre action une fois, par exemple, la guerre civile terminée. En plus, vous savez que le Conseil de sécurité se prononce de façon positive. Je m’explique : il adopte une résolution demandant à la Cour de suspendre son action. Donc une des cinq puissances permanentes du Conseil qui ont droit de veto peut dire : «Je ne suis pas d’accord». Et par son droit de veto elle peut bloquer cette démarche. Il y a donc des garanties.

RFI : Parmi les problèmes qui peuvent se poser à la CPI, il y a cette question de la subsidiarité, de la complémentarité par rapport aux juridictions nationales. Est-ce que le fait de déléguer à une juridiction nationale la capacité de juger n’altère pas la souveraineté de la Cour ?
AC :
Peut-être suis-je trop optimiste mais je crois que le système que nous avons créé est bon et qu’il va bien fonctionner. On a dit, et on a raison, que la Cour ne peut pas être inondée d’affaires, même d’affaires majeures. Petit à petit sa compétence va devenir universelle : 150 Etats vont la rejoindre et, même une affaire par Etat, ce serait trop. Alors laissons la place tout d’abord aux juridictions nationales. Non pas parce qu’on a beaucoup trop de respect pour la souveraineté des Etats mais parce qu’en effet c’est la juridiction nationale, surtout l’Etat territorial, qui est le forum où l’on retrouve les éléments de preuve. Le juge national, surtout territorial, a davantage de possibilités de recueillir les éléments de preuve. Si le crime de génocide a été commis à Rome, peut-être les auteurs sont-ils à Rome, en tout cas les victimes sont là, les témoins aussi, etc. Donc il est tout à fait approprié que ce soit le juge pénal de Rome qui se prononce sur une affaire.

RFI : Mais les affaires intérieures peuvent influencer les décisions d’un tribunal national.
AC :
Oui, et c’est la raison pour laquelle, jusqu’à présent, les juridictions nationales ont été très réticentes à se prononcer. Parce que, souvent, ces crimes ne sont pas commis par des civils mais par des fonctionnaires d’Etat : des militaires, des officiers, des ministres, des notables, etc. Et l’Etat a tendance à protéger ses nationaux. Mais, dans ce cas, si la juridiction de l’Etat national n’est pas efficace, ou qu’il n’a pas la volonté ou la capacité de faire un bon procès, la CPI peut la remplacer. Il y a un droit de contrôle. Et comme les Etats tiennent beaucoup à ce que ce soit leur juridiction nationale qui se prononce sur ces affaires, l’existence même de la Cour (et c’est son grand avantage) va inciter les Etats à changer la législation nationale, à se donner des lois valables, par exemple à éliminer les immunités et autres obstacles juridiques telle que la prescription. La CPI va inciter les législateurs nationaux à adapter leur législation nationale au statut de la Cour pour des raisons simplement égoïstes : pour permettre aux juges nationaux de se prononcer.

Tôt ou tard, si on veut être respecté, il faudra en être membre

RFI : Les Etats-signataires ne sont en général pas ceux qui commettent ces crimes. Et, en revanche, la plupart des Etats susceptibles de commettre ces crimes ne sont pas signataires. Comment envisagez-vous l’évolution de la CPI ?
AC :
Il est clair que la plupart des Etats qui pensent pouvoir commettre des crimes, ou sont impliqués, ou en train d’en commettre, refusent de ratifier. Mais on ne peut pas penser, dans la vie internationale, que les institutions naissent immédiatement et soient immédiatement efficaces. Je donne toujours l’exemple de la Cour européenne des droits de l’homme. Aujourd’hui c’est une institution formidable. C’est un juge constitutionnel international pour, ainsi dire, 43 ou 44 pays d’Europe. Mais au début, dans les années 60, même la France ne l’avait pas acceptée. Donc c’est comme d’habitude : dans la communauté internationale, il faut attendre, il faut avoir beaucoup de patience. Il ne faut pas penser que, tout à coup, on fait une loi et elle s’applique immédiatement et que tout marche très bien. Non, il faut attendre, et surtout penser à la valeur psychologique, morale et idéologique des traités internationaux. Les juristes qui s’occupent du droit international apprennent très tôt que le droit international a toujours une dimension meta-juridique : les traités, la Charte des Nations unies. Aujourd’hui on la considère comme la Constitution de la communauté internationale, mais au début, en 45-46, ce n’était qu’un traité international ratifié par 50 Etats. Aujourd’hui un Etat qui n’est pas membres des Nations unies, la honte ! Il se considère comme «isolé». Même la Suisse a décidé d’entrer aux Nations unies. Parce qu’en effet c’est un club dont il faut être membre. Et même le statut de la CPI deviendra un club, le «club de la CPI» ! Donc si on veut être respecté, il faut en être membre, voilà !

RFI : La Cour peut-elle se permettre de se passer des Etats-Unis, voire même d’être contre les Etats-Unis ?
AC :
Non, pas contre. On peut peut-être se permettre de l’anti-américanisme dans les salons, mais pas à ce niveau et au sein d’institutions aussi importantes que la CPI. Il faut accepter l’hostilité énorme des Etats-Unis, créer la Cour, commencer à travailler, très bien travailler et montrer qu’on s’inspire des principes d’impartialité et d’indépendance. Et tôt ou tard les Etats-Unis se rendront compte que, si la France et l’Angleterre ont accepté que leurs militaires soient soumis à la CPI, même si la France ne l’a pas accepté pour les crimes de guerre, pourquoi pas eux-mêmes ? Nous n’avons pas d’hostilité de principe contre les militaires américains. Je connais bien la jurisprudence américaine, les Cours martiales américaines des années 70 de la guerre du Vietnam. Il n’y a pas moins de 600 arrêts de Cours martiales américaines contre des militaires américains qui avaient tué des civils vietnamiens. Chapeau ! Il y a donc une très belle tradition de punition aux Etats-Unis. Alors il suffit de dire aux Américains : nous connaîssons votre tradition, nous savons très bien que vous avez une Constitution. Tôt ou tard il y aura un autre gouvernement avec des gens et des idées plus ouvertes. Au Sénat il y aura des gens moins isolationnistes, moins de gens qui prétendront qu’«un Américain ne peut pas être condamné par un tribunal français ou par la CPI». Ils finiront pas se convaincre qu’il faut remonter à la tradition, accepter leur propre tradition et leur sens de la justice, de la démocratie. Dans la société américaine il y a tout et le contraire de tout : il y a des grands idéaux et des héros magnifiques et puis il y a des gens qui pensent qu’il faut tuer tous les étrangers qui sont soupçonnés d’être des terroristes, qui sont un peu arabe ou ont la peau un peu noir, un peu sombre. Il faut essayer de faire émerger les bonnes tendances.

RFI : Si le 2 juillet une attaque semblable à celle du 11 septembre se reproduisait, est-ce que la CPI pourrait qualifier et juger les faits ?
AC :
Oui, mais à certaines conditions, parce que vous savez qu’on a exclu le crime d’agression (du champs de compétence de la CPI, ndlr). Mais on pourrait faire entrer le terrorisme et les actes de même nature sous la définition du «crime contre l’humanité». On pourrait dire que si un acte de terrorisme, quel que soit le but de cet acte qui consiste à répandre la terreur, a les caractéristiques essentielles des «crimes contre l’humanité», par exemple massacre, extermination de civils appartenant à une pratique systématique ou répandue, et les éléments subjectifs, c’est à dire que l’auteur présumé de cet acte de terrorisme, considéré comme «crime contre l’humanité», était conscient que son acte faisait partie d’une pratique répandue et systématique, alors on est en possession des tous les éléments permettant de qualifier le «crime contre l’humanité». Donc on peut le punir comme tel. Et ce serait hautement souhaitable à mon sens que la Cour, petit à petit, par une attitude prudente, intelligente, novatrice, que le procureur qualifie l’extermination comme une sous-catégorie du crime contre l’humanité.

RFI : Est-ce que quelqu’un pourra déposer une plainte dès le 1er juillet ?
AC :
Le 1er juillet il ne se passera rien. Le 2 ou le 3 septembre, les Etats-contractants se réuniront à New York pour adopter les règlements de la CPI. Puis, début janvier, ils se réuniront de nouveau à New York pour élire les juges et le procureur. Entre février et mars, on établira la Cour et elle existera alors en tant qu’entité physique.

RFI : Est-ce que les tribunaux ad hoc deviendront caducs pour les faits commis après le 1er juillet ?
AC :
Non, ils auront toujours compétence pour les crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Ceux-là vont rester en fonction pendant encore 10 ou 15 ans.

RFI : Mais est-ce qu’il sera nécessaire de créer de nouveaux tribunaux ad hoc dès lors qu’il y aura une CPI ?
AC :
Non, sauf si on souhaite créer un tribunal nouveau pour un pays qui n’a pas ratifié le statut de la CPI.

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par Propos recueillis par Georges  Abou

Article publié le 01/07/2002