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Fespaco 2003

<i>«Le Fespaco doit être militant et festif»</i>

Entretien avec Ferid Boughedir. Critique et historien du cinéma, le Tunisien Ferid Boughedir est passé à la réalisation en 1990 avec Halfaouine suivi, cinq ans plus tard, d’Un été à la Goulette. C’est donc sous cette triple casquette qu’il participe au Fespaco, dont il n’a quasiment raté aucune édition depuis 1972. En 2001, lors du dernier festival, il était président du jury. Souvenirs.
RFI : Dans quel contexte politique et culturel est né le Fespaco ?
Ferid Boughedir :
Le premier Fespaco non compétitif a eu lieu en 1969, avec l’aide du Centre Culturel français et déjà la présence de Sembène Ousmane. En 1970, les autorités voltaïques nationalisent les salles. Dans le même temps se crée l’Agence de la francophonie (ACCT). Tahar Cheriaa, qui sortait de prison (il avait été démis de ses fonctions de patron des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) pour toutes sortes d’accusations fallacieuses) quitte donc Tunis pour Paris, où il est nommé à la tête du service cinéma de l’Agence. C’est lui qui va peser de tout son poids pour que le Fespaco se transforme en festival professionnel.
Tahar Cheriaa était allé à Cannes en 1966, et il avait décidé que les JCC seraient un festival compétitif. Avec des films du Maghreb et du Proche-Orient, mais aussi des films africains, puisque la Tunisie est à la fois africaine et arabe. Le Fespaco, qui est strictement panafricain, s’est rattrapé depuis en créant une section de la diaspora noire. Il faut se réjouir que chaque festival ait débordé de son cadre géographique strict pour permettre à d’autres champs cinématographiques culturellement proches d’apparaître au grand jour.

RFI : Peut-on dire que les JCC et le Fespaco procèdent de la même volonté politique ?
F. B. :
Absolument. D’ailleurs, à l’origine des deux festivals, on retrouve les mêmes noms : Tahar Cheriaa, le chantre de la prise en charge de la distribution des films par les Africains eux-mêmes et de la coproduction Sud-Sud, et Sembène Ousmane. La Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) a été créée à Carthage en 1970. Deux ans plus tard, Tahar Cheriaa demande aux autorités voltaïques que le Fespaco ait lieu les années impaires, puisque les JCC avaient lieu les années paires. Du coup, il y a eu deux éditions du Fespaco à une années d’intervalle : l’une en 1972, l’autre en 1973.

RFI : Quel était l’intérêt de créer une compétition ?
F. B. :
Le grand truc des JCC, outre la promotion des films du Maghreb et d’Afrique noire, c’était de distinguer les outsiders du cinéma égyptien, les Youssef Chahine et autres Tewfik Saleh, plutôt que les grands films commerciaux. Dans le cas du Fespaco, l’idée était de récompenser des auteurs exprimant la réalité culturelle de l’Afrique. En fait, l’impulsion originelle venait des ciné-clubs : on luttait pour le cinéma d’auteur africain, contre celui qui pastichait avec plus ou moins de bonheur les films hollywoodiens ou le cinéma populaire français.

RFI : Quel est, de votre point de vue, le tournant majeur du Fespaco ?
F. B. :
C’est l’arrivée au pouvoir de Sankara. Jusque là, le Fespaco reste le festival des origines et des valeurs culturelles africaines. Un festival militant. Sankara est arrivé au pouvoir en 1983. Deux ans plus tard, il remet en personne le Grand Prix au réalisateur algérien Brahim Tsaki. Il fait construire des salles dans le pays. Il part aux Etats-Unis et ramène des charters entiers de réalisateurs afro-américains. C’est l’effet-« Roots » : en créant le prix Paul Robeson, il ouvre le festival à la diaspora noire. C’est ainsi que le Fespaco est peu à peu devenu une vitrine touristique autant que cinéphile.
La véritable année-charnière est 1987. Cette année-là, le Fespaco devient une manifestation de prestige et cinéphilique. Dans le même temps, Yeelen, film coproduit par les Français Daniel Toscan du Plantier et Claude Berri, est sélectionné au festival de Cannes. A l’autre bout du spectre, Sembène Ousmane produit Camp de Thiaroye sur des capitaux et des techniciens exclusivement africains : c’est le dernier souffle de notre rêve de coopération Sud-Sud. On entre alors dans le schéma actuel du cinéma africain : un cinéma soutenu par le Nord. Soit, si l’on considère que la tête est celle du cinéaste et le corps, le marché : une tête sans corps, soumise au bon vouloir de la cinéphilie internationale. C’est un cinéma qui se met à exister par la grâce des festivals. Le Fespaco devient une vitrine légitime, certes, mais où l’on voit des films africains dont l’existence dépend du bon vouloir des gens du Nord.

RFI : Comment voyez-vous l’avenir du festival ?
F. B. :
Ce serait de trouver un équilibre entre ses deux tendances militante et festive. Avant, quand j’allais au Fespaco, je voyait mon ami Roger Gnoan Mbala de l’autre côté de la piscine de l’hôtel Indépendance. Il me suffisait de faire vingt mètres pour avoir un état des lieux du cinéma ivoirien. Aujourd’hui, en traversant ces vingt mètres, je sais que je serai happé par tout un tas d’« amis du cinéma africain »… le temps d’arriver à bon port, Mbala aura disparu ! [rires]
Je comprends tout à fait que le Burkina utilise le Fespaco comme une vitrine. Cannes aussi est un immense festival touristique. Mais avec des espaces réservés aux professionnels. Le Fespaco n’a jamais réussi à atteindre cet équilibre. Il faudrait comme à Cannes créer différents lieux professionnels où l’on n’entre que badgé.

RFI : Souvent, on reproche au Fespaco – ou aux JCC – de sélectionner des films déjà vus dans d’autres festivals, du «réchauffé»…
F. B. :
C’est oublier que la première raison d’être et le principal bénéfice de ces festivals est qu’ils permettent au public local de voir des films africains. Avant, on découvrait les films à Carthage ou à Ouagadougou. Aujourd’hui, les festivals du Nord se sont multipliés et ils ont enlevé aux JCC et au Fespaco la primeur des films. La vraie spécificité du Fespaco, c’est de permettre aux Burkinabè de voir des films africains et de servir de test : certains films étant formatés aux normes des grands festivals internationaux, à commencer par Cannes, le public local réagit parfois très mal…

RFI : Quel a été votre plus grand choc de festivalier ?
F. B. :
Au début des années 70, il n’existait pas encore de salles de cinéma couvertes à Ouagadougou. Donc, on palabrait des heures sur l’avenir du cinéma africain, en attendant que la nuit tombe. C’était encore le cas en 1973, année où Le sang des parias, premier long métrage voltaïque, est en compétition. Je me souviens de la salle en plein air où je l’ai vu. On avait attendu que la nuit tombe. Le film a démarré : c’était la première fois que les gens voyaient des acteurs parlant leur propre langue, le mooré. Il y avait une telle vibration, un tel bonheur dans la salle… Jusque là, j’avais juste lu les écrits théoriques de Tahar Cheriaa, pour qui les Africains ne doivent pas rester les simples spectateurs des films des autres. C’est à Ouagadougou que, pour la première fois, j’ai vraiment senti la nécessité du cinéma africain.

RFI : Votre plus grand choc de cinéphile ?
F. B. :
Il remonte aux premières Journées cinématographiques de Carthage, en 1966, et à l’attribution du premier prix à La Noire de…, de Sembène Ousmane. Il y a eu, aussi, la projection de Gare centrale, de Youssef Chahine. Il faut dire que le mouvement des ciné-clubs était très puissant à l’époque, en Tunisie. Ma vision était celle d’un cinéma inaccessible pour nous, dont les grands noms étaient Bunuel et Bergman. Avec cette impression que nous, Africains, ne pourrions jamais nous hisser à la hauteur de ces sommets. Ces deux films m’ont montré que nous pouvions, nous aussi, devenir des créateurs de l’histoire du cinéma, et non seulement ses admirateurs.



par Propos recueillis par Elisabeth  Lequeret

Article publié le 11/02/2003