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D’Ariane 4 à Ariane 5 : de l’opulence aux incertitudes
Le tir de la dernière Ariane 4 a été de nouveau repoussé de 24 heures en raison de la météo. Mais ses derniers feux brûleront sans excès. A Kourou, les difficultés financières de l’activité spatiale et les interrogations liées à l’échec d’Ariane 5 Evolution, le 11 décembre dernier, sont au cœur des préoccupations.
«On dirait une vaste demeure de Békés des Antilles», note un photographe de presse. Son nom: l’hôtel du Fleuve, un «3 étoiles» de 120 chambres bousculant la savane, à soixante kilomètres à l’ouest de Kourou, à l’entrée de Sinnamary, commune de 2783 âmes. Lié aux grands projets avortés de son ex-édile et président du Conseil général, feu Elie Castor et destiné à l’accueil des personnels du secteur spatial, l’hôtel est vide à plus de 90% depuis son ouverture en 1991. Mais le Centre national d'études spatiales (CNES) y finance «65% des 120 chambres à l’année». Coût : 14,2 millions de francs par an.
P., technicien chargé depuis cinq ans de la maintenance des installations au sol au Centre spatial guyanais (CSG), a vécu cet âge d’or dispendieux: «Jusqu’à fin 2001, l’argent coulait. On démontait des climatiseurs ou des caméras en parfait état, on se promenait pas mal, on téléphonait beaucoup…». Détaché à Kourou, son salaire est majoré de 40% par rapport à la métropole pour l’éloignement, plus 25% pour compenser la perte de son pouvoir d’achat en raison des prix plus élevés qu’en métropole. Début 2002, les difficultés financières du Cnes ont changé la donne : «Les contrats de prestation industrielle (CPI), nous ont obligé à réduire nos coûts de 40% sur cinq ans. Nos prestations s’en ressentent, on s’en tient au dépannage».
Il n’y a plus de petites économies: «Cette année, on nous demande cinq euros pour la galette des rois», confie une employée d’Arianespace. En Guyane, elle se déguste chaque vendredi au cours d’un carnaval qui s’étend de l’épiphanie au mercredi des cendres. Jusqu’alors Arianespace l’offrait à son personnel, apéritif compris. «On s’est trop engagés dans la vie locale pour ménager le climat social. Est-ce encore notre rôle?», s’interroge un cadre du Cnes, «On aimerait se désengager du centre médico-chirurgical de Kourou, de l’aide au logement(…) Mais la Guyane a des difficultés. On ne peut pas plier les gaules parce qu’on n’a plus d’argent. Nous avons des engagements contractuels».
Soyouz planche de salut à crédit
Sur la base, les responsables sont éprouvés: «c’est le profil bas, c’est évident, on traverse une zone de turbulences», lâche Pierre Moskwa, le directeur du Cnes à Kourou. «Il faudra bien qu’Ariane 5 Evolution, ça marche», martèle Jean-Charles Vincent, son homologue local pour Arianespace. «L’objectif numéro 1 c’est de conserver nos clients», poursuit-il. Dans ce contexte, des employés guyanais d’Arianespace, au salaire majoré de 25%, confient être «prêts à accepter une réduction de salaire». Au CSG, la direction se refuse à chiffrer les suppressions d’emplois: «vous n’aurez même pas de fourchette, on risquerait de se piquer avec. Un emploi de moins sur la base cela fait entre quatre et six emplois de moins en Guyane», explique Pierre Moskwa, «mais on n’obtient pas entre 15 et 20% d’économie sans réduction d’emploi». Tout dépend de la manière dont les Etats vont soutenir la filière Ariane 5. Selon l’intersyndicale du CSG, lors du comité d’entreprise de novembre 2002, 400 suppressions d’emplois sur 1600 postes ont été annoncés. «Ce chiffre n’est pas idiot, on va jouer sur les expatriés pour éviter les licenciements», assure Michel Mignot, directeur du CSG de 1991 à 2000. Il est depuis 3 ans responsable de la Mission Guyane, une direction du Cnes financée par le contrat-plan Etat-Région à hauteur de 5 millions d’euros par an. La Mission est chargée de diversifier l’économie guyanaise: «Elle a déjà créé cinq cents emplois. Le CNES doit être en Guyane le Peugeot de Sochaux», estime son responsable.
Mais sur la base spatiale, un courrier adressé le 7 janvier par Antonio Rodota, président de l’Agence spatiale européenne (ESA), à Alain Benssoussan, alors son homologue du Cnes, suscite l’inquiétude. Il y met violemment en cause la Direction des lanceurs Ariane (DLA) suite à l’échec du vol 517 pointant «une succession de deux échecs consécutifs d’un vol inaugural d’Ariane 5 qui montre que les leçons du premier échec 501 n’ont pas été correctement prises en compte». Le directeur de l’ESA exige en outre: «une modification profonde des méthodes de vérifications des exigences et du système de revues». Jean-Charles Vincent en convient: «nos systèmes ont vieilli». Enfin, Antonio Rodota demande au CSG d’économiser quarante millions d’euros sur trois ans. «Je n’ai pas les moyens de poursuivre ma tâche», en a conclu Alain Bensoussan en démissionnant le 29 janvier.
Dans ce contexte, bien qu’auréolée de ses 73 derniers lancements réussis, Ariane 4 va brûler ses derniers feux dans l’austérité. Ses premiers chefs de mission feront le déplacement à leurs frais. Avec l’arrêt du lanceur, «le PIB de la Guyane va perdre quatre à cinq points», chiffre Michel Mignot. Or le Spatial y représente 20% du PIB. «D’où l’intérêt de compenser par l’activité industrielle autour de Soyouz», poursuit Michel Mignot qui pousse le projet en coulisses. Pour Soyouz, la décision des Etats européens interviendra en mai. L’implantation de la base de lancement du lanceur russe est prévue à quinze kilomètres de Sinnamary. Mais la Région Guyane, dont ce n’est pas la priorité, s’est faite prier pour débloquer 2 millions d’euros afin de co-financer des études de faisabilité du chantier.
Reste donc à trouver beaucoup d’argent : «L’échec de 517 qui nécessitera un prochain vol de qualification pour Ariane 5 laisse une ardoise de 300 millions d’euros. Cela s’ajoute aux 300 millions d’euros du projet Soyouz. Mais il y a de bons projets à crédit», veut croire Michel Mignot.
P., technicien chargé depuis cinq ans de la maintenance des installations au sol au Centre spatial guyanais (CSG), a vécu cet âge d’or dispendieux: «Jusqu’à fin 2001, l’argent coulait. On démontait des climatiseurs ou des caméras en parfait état, on se promenait pas mal, on téléphonait beaucoup…». Détaché à Kourou, son salaire est majoré de 40% par rapport à la métropole pour l’éloignement, plus 25% pour compenser la perte de son pouvoir d’achat en raison des prix plus élevés qu’en métropole. Début 2002, les difficultés financières du Cnes ont changé la donne : «Les contrats de prestation industrielle (CPI), nous ont obligé à réduire nos coûts de 40% sur cinq ans. Nos prestations s’en ressentent, on s’en tient au dépannage».
Il n’y a plus de petites économies: «Cette année, on nous demande cinq euros pour la galette des rois», confie une employée d’Arianespace. En Guyane, elle se déguste chaque vendredi au cours d’un carnaval qui s’étend de l’épiphanie au mercredi des cendres. Jusqu’alors Arianespace l’offrait à son personnel, apéritif compris. «On s’est trop engagés dans la vie locale pour ménager le climat social. Est-ce encore notre rôle?», s’interroge un cadre du Cnes, «On aimerait se désengager du centre médico-chirurgical de Kourou, de l’aide au logement(…) Mais la Guyane a des difficultés. On ne peut pas plier les gaules parce qu’on n’a plus d’argent. Nous avons des engagements contractuels».
Soyouz planche de salut à crédit
Sur la base, les responsables sont éprouvés: «c’est le profil bas, c’est évident, on traverse une zone de turbulences», lâche Pierre Moskwa, le directeur du Cnes à Kourou. «Il faudra bien qu’Ariane 5 Evolution, ça marche», martèle Jean-Charles Vincent, son homologue local pour Arianespace. «L’objectif numéro 1 c’est de conserver nos clients», poursuit-il. Dans ce contexte, des employés guyanais d’Arianespace, au salaire majoré de 25%, confient être «prêts à accepter une réduction de salaire». Au CSG, la direction se refuse à chiffrer les suppressions d’emplois: «vous n’aurez même pas de fourchette, on risquerait de se piquer avec. Un emploi de moins sur la base cela fait entre quatre et six emplois de moins en Guyane», explique Pierre Moskwa, «mais on n’obtient pas entre 15 et 20% d’économie sans réduction d’emploi». Tout dépend de la manière dont les Etats vont soutenir la filière Ariane 5. Selon l’intersyndicale du CSG, lors du comité d’entreprise de novembre 2002, 400 suppressions d’emplois sur 1600 postes ont été annoncés. «Ce chiffre n’est pas idiot, on va jouer sur les expatriés pour éviter les licenciements», assure Michel Mignot, directeur du CSG de 1991 à 2000. Il est depuis 3 ans responsable de la Mission Guyane, une direction du Cnes financée par le contrat-plan Etat-Région à hauteur de 5 millions d’euros par an. La Mission est chargée de diversifier l’économie guyanaise: «Elle a déjà créé cinq cents emplois. Le CNES doit être en Guyane le Peugeot de Sochaux», estime son responsable.
Mais sur la base spatiale, un courrier adressé le 7 janvier par Antonio Rodota, président de l’Agence spatiale européenne (ESA), à Alain Benssoussan, alors son homologue du Cnes, suscite l’inquiétude. Il y met violemment en cause la Direction des lanceurs Ariane (DLA) suite à l’échec du vol 517 pointant «une succession de deux échecs consécutifs d’un vol inaugural d’Ariane 5 qui montre que les leçons du premier échec 501 n’ont pas été correctement prises en compte». Le directeur de l’ESA exige en outre: «une modification profonde des méthodes de vérifications des exigences et du système de revues». Jean-Charles Vincent en convient: «nos systèmes ont vieilli». Enfin, Antonio Rodota demande au CSG d’économiser quarante millions d’euros sur trois ans. «Je n’ai pas les moyens de poursuivre ma tâche», en a conclu Alain Bensoussan en démissionnant le 29 janvier.
Dans ce contexte, bien qu’auréolée de ses 73 derniers lancements réussis, Ariane 4 va brûler ses derniers feux dans l’austérité. Ses premiers chefs de mission feront le déplacement à leurs frais. Avec l’arrêt du lanceur, «le PIB de la Guyane va perdre quatre à cinq points», chiffre Michel Mignot. Or le Spatial y représente 20% du PIB. «D’où l’intérêt de compenser par l’activité industrielle autour de Soyouz», poursuit Michel Mignot qui pousse le projet en coulisses. Pour Soyouz, la décision des Etats européens interviendra en mai. L’implantation de la base de lancement du lanceur russe est prévue à quinze kilomètres de Sinnamary. Mais la Région Guyane, dont ce n’est pas la priorité, s’est faite prier pour débloquer 2 millions d’euros afin de co-financer des études de faisabilité du chantier.
Reste donc à trouver beaucoup d’argent : «L’échec de 517 qui nécessitera un prochain vol de qualification pour Ariane 5 laisse une ardoise de 300 millions d’euros. Cela s’ajoute aux 300 millions d’euros du projet Soyouz. Mais il y a de bons projets à crédit», veut croire Michel Mignot.
par Frédéric Farine
Article publié le 11/02/2003