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L''affaire Elf

Le président du tribunal impose sa loi

Au terme de la première semaine d’audience dans le procès Elf déjà, le système occulte de la compagnie pétrolière s’étale au grand jour. Jamais sans doute, dans l’histoire judiciaire, un tel mélange de politique, d’économie et d’intérêts stratégiques n’a été dévoilé. Les trois principaux prévenus jettent une lumière crue sur la politique française en Afrique.
Droit dans ses bottes, à la manière d’un officier de cavalerie, le président du tribunal a pris en main les rênes de son audience. Pratique: «Maître, dites à votre cliente qu’il faut arriver à l’heure à l’audience», vif: «Maître, soyez bref» ou donneur de leçon «Maître, ceci n’est pas un jugement, mais un acte administratif».

Le président Michel Desplan –prononcez le «s»- s’est imposé, dès la première minute, face aux 80 avocats de la défense, conscient que le rapport de force déterminerait la qualité des débats. Même le très teigneux défenseur d’Alfred Sirven, Pierre Haïk, a dû battre en retraite face à la déferlante de questions. «Mais enfin, Monsieur Sirven, tonne le juge, ouvrir une vingtaine de comptes en Suisse et au Luxembourg, ayant un double usable, personnel et professionnel, pour un haut dirigeant du plus grand groupe français de l’époque, c’est aberrant!».

La manière et le fond. Visiblement, le magistrat a suffisamment travaillé les 45 000 pages du dossier d’instruction pour élaborer une véritable stratégie d’encerclement des prévenus. Car le dilemme auquel ce sont heurtés les trois juges d’instruction de l’affaire Elf tient en un mot: omerta, la loi du silence. Les trois principaux prévenus -le PDG, son homme de l’ombre et le «Monsieur Afrique»- n’avaient alors aucun intérêt à accabler l’autre. Le temps leur en laissait le loisir. Tout cela est en train de changer. Et le président Desplan a choisi son maillon faible: Alfred Sirven.

Loin du personnage gouailleur, mystérieux ou menaçant qu’il incarne depuis son retour forcé de l’exil philippin, l’éminence grise perd ses couleurs. A commencer par le rôle joué dans la haute hiérarchie de l’entreprise: directeur des affaires générales, mais directeur sans direction, ni personnel «sauf mon chauffeur et ma secrétaire». «En arrivant chez Elf, explique l’ancien patron Loïk Le Floch-Prigent, je trouve un système existant auquel j’apporte un complément. Il y a donc une grande main (Ndlr: André Tarallo) et une petite main (Alfred Sirven)». «Ah, s’exclame le président, on apprend aujourd’hui que M. Sirven serait donc la petite main!». Haussement d’épaules de l’intéressé qui détaille le contexte: «Auparavant les présidents d’Elf étaient des gens de droite. M. Mitterrand lui a dit: «il faudrait rétablir les choses dans notre sens». M. Le Floch-Prigent a répondu qu’il fallait être prudent, ne pas changer tout d’un coup».

Des commissions sous toutes les formes

Le «système» est d’une complexité toute pétrolière. Il s’agit d’alimenter par plusieurs sources une caisse noire qui servira à rémunérer des intermédiaires, décideurs ou chefs d’Etat. «En Afrique, comme cela se fait ailleurs, il faut le préciser», insiste le président. Tous les flux financiers du groupe seront mis à contribution, mais le principal est celui de la production pétrolière.

Les commissions prennent alors trois formes: les bonus ou frais de pré-reconnaissance, les abonnements et les préfinancements. «Dans l’ensemble des pays pétroliers, c’est le chef d’Etat, le Roi qui est le bénéficiaire du pétrole, raconte le PDG, mais jamais le nom d’un président de pays n’apparaissait sur les notes».

Chaque année, une liste récapitulative des opérations, des montants des commissions et des noms des bénéficiaires étaient remises à l’Elysée et au ministère des Finances. «Le président de la République, François Mitterrand, n’avait pas envie de dire qu’Elf payait le président du Cameroun. Autre cas: le président Bongo, du Gabon, aimait bien financer son opposition pour avoir un pays calme. C’était son problème, pas le mien». Les bonus étaient alors compris entre 1 et 5 millions de dollars, selon la qualité de l’ouvreur de porte et l’importance du marché: Omar Bongo intervenant au Nigeria ou Denis Sassou N’Guesso en Angola laissent supposer des commissions importantes.

Mais il y a mieux pour les chefs d’Etat: les abonnements, sorte de bonus annuel négociable chaque année et correspondant à une fraction du prix du baril de brut. A l’instruction, plusieurs témoins avaient cité des chiffres allant de 40 à 60 cents le baril. Mercredi, André Tarallo évoquait «en moyenne, un dollar du baril». A raison de 70 à 80 millions de barils produits chaque année, faites les comptes!

Tout en rondeur, un visage de bonze sur des yeux malicieux, l’ex-Monsieur Afrique s’explique: «Ces commissions doivent être versées dans la plus grande discrétion possible. Au début, Pierre Guillaumat (Ndlr: patron historique d’Elf, ancien des services secrets) me dit un jour: nous sommes deux à savoir, il y en a un de trop. Mais il ne pouvait pas faire autrement. Je me suis donc occupé de ces affaires à partir de 1970, dans une très grande confidentialité. Chez Elf, j’étais la personne qui visait les demandes de commissions, sinon elles n’étaient pas reçues. En 1989, M. Le Floch-Prigent arrive et le décor change dans ce domaine, car il a souhaité que M. Sirven ait à connaître ce système en y jouant un rôle nouveau. Nous avons donc créé une société off-shore pour répartir les commissions».

L’ancien PDG a une première réponse: «il fallait prendre en compte la nouvelle situation politique en Afrique, situation créée par le discours de la Baule où le président Mitterrand invite les Etats à entrer dans la démocratie des urnes». En clair, le PDG veut un homme lige servant d’agent de liaison avec les partis d’opposition. Il poursuit par un exemple angolais «Nos installations à Soyo étaient prises d’assaut par l’opposition de l’Unita. Je suis donc allé voir le président de la République pour lui exposer le problème. Votre suggestion ? me demande François Mitterrand. Je lui répond que nous devons agir en trois temps: donner des fonds à l’opposition de M. Savimbi pour le calmer, en avertir le président angolais Dos Santos, enfin si cela créé un problème diplomatique, je saute. Il me dit: d’accord. Je savais alors que je devenais le fusible». C’est ainsi qu’Alfred Sirven va géré une commission de 9 millions de francs destinées aux rebelles de l’Unita.

Fatigué et marqué par son récent retour en détention, Loïk Le Floch-Prigent détaille longuement sa «responsabilité» dans le fonctionnement du système. Oui, il avait bien «l’autorité» d’approuver ou non les commissions. Non, il ne connaissait pas la «cuisine». En fin tacticien, Michel Desplan ne pousse pas son avantage, comme s’il savait que l’ancien patron n’a plus rien à gagner de son mutisme judiciaire. Alors, il repasse à l’attaque sur l’autre détenu de ce procès. «M. Sirven, ces 100 millions de dollars sur vos comptes, en avez-vous profité ?». Cramponné à la barre, Sirven esquive, se reprend, jure qu’il va parler puis lâche: «Oui, une partie des fonds, j’en ai profité. Voilà, point, passez un bon week-end.» Entouré de ses quatre avocats, André Tarallo ne dit rien et compte ses atouts. L’heure du déchirement des grands fauves n’a pas encore sonné, mais elle se rapproche.



par David  Servenay

Article publié le 21/03/2003