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L''affaire Elf

Le procès d'une affaire d'Etat

Le procès de l’affaire Elf s’ouvre ce lundi devant le Tribunal correctionnel de Paris. Il ne sera plus question de statuettes, de bottines hors de pris ni de la maîtresse d’un ministre de la République. Le justice se penche sur les sociétés fiduciaires, les comptes à numéros et les détournements de fonds qui ont atteint 183 millions d’euros. De Paris à Libreville, en passant par Genève, quarante ans de politique pétrolière vont défiler devant les juges. Pour raconter cette histoire, 37 acteurs du scandale sont appelés à la barre. Parmi eux aucun homme politique.
A défaut de pouvoir «faire sauter vingt fois la République», l’affaire Elf jugée à partir de ce lundi et pendant quatre mois par le Tribunal correctionnel de Paris, devrait permettre d’éclairer la face cachée des relations de la France avec certains pays africains producteurs de pétrole. Les détournements de fonds colossaux qui ont fait surnommer la compagnie pétrolière «pompe Afrique» ont atteint 183 millions d’euros au moins. Si tout n’a pas encore été dit par les protagonistes, les confidences distillées par leurs avocats indiquent que les trois principaux prévenus du procès (Loïk Le Floch-Prigent, Alfred Sirven et André Tarallo) vont -c’est juré cette fois-ci- tout dire des turpitudes de la compagnie pétrolière.

Ces louables déclarations d’intention feraient presque oublier que, depuis huit ans, pas un des prévenus n’a brisé l’omerta entourant les pratiques d’Elf. Les profits personnels? Seul Alfred Sirven a convenu avoir mené grand train (château, roseraie, meubles d’antiquaires par dizaines de millions de francs) à partir des caisses noires qu’il gérait.

Ni le PDG, Loïk Le Floch-Prigent, ni le «Monsieur Afrique», André Tarallo, n’ont reconnu un enrichissement personnel. Cette attitude, judicieuse à l’instruction car elle permettait alors de couper court à toute demande d’explication, fut suicidaire à l’audience pour l’ancien patron, condamné en janvier dernier à deux ans et demi de prison dans le volet Dumas/Deviers-Joncour. D’ailleurs, la Cour d’appel en tira alors la conséquence qu’il fallait immédiatement écrouer le délinquant, décision assez rare dans les annales judiciaires.

André Tarallo en est bien conscient, lui qui n’a jamais franchi les portes blindées de la prison de la Santé. Aujourd’hui, l’ancien patron d’Elf-Gabon risque 10 ans de prison. Or, il aura bien du mal à convaincre les trois magistrats du tribunal que les 26 millions de francs de travaux réalisés dans son appartement du Quai d’Orsay étaient destinés à assurer le meilleur confort à son mandant en visite à Paris, le président gabonais Omar Bongo. C’est pourtant la ligne suivie avec constance par ce tacticien hors pair, énarque de la même promotion que Jacques Chirac, receleur des secrets africains les mieux gardés.

Ces trois-là ont donc un dilemme stratégique à résoudre: comment changer de défense sans offusquer les juges et les politiques ?

L’histoire des relations France-Afrique devant la justice

Reste l’Histoire. Il ne faut pas s’y tromper, l’intérêt documentaire de ce procès hors normes réside dans les nombreux nœuds franco-africains qu’Elf sut tisser en quarante ans de conquête pétrolière. Le rôle joué par certains dirigeants –André Tarallo- ou exécutants –Claude Gosselin, chef des trésoreries internationales ou Jack Sigolet, le «Mozart des préfinancements» cités comme témoins- et le poids politique du parrain de toute l’Afrique centrale, Omar Bongo, devraient éclairer des épisodes sombres de l’histoire récente. En particulier ce moment charnière du discours de la Baule et des conférences nationales qui suivirent.

Tous les détails accumulés par les juges en huit ans d’instruction vont permettre de caractériser très précisément la nature de ces régimes -africains et français- et le lien de subordination entretenu par la France depuis la période des indépendances. Tout cela sera dit, parce qu’il y va de l’intérêt des 37 prévenus renvoyés devant le tribunal. La plupart encourt une peine de cinq ans de réclusion, certains dix. Deux sont incarcérés: Le Floch et Sirven.

Parfois aussi, les prévenus ont joué une partition inaudible dans la mélodie qui accompagne l’exercice réel du pouvoir. Prenez un Daniel Léandri, ex-brigadier de police, reconverti en garde du corps et missi dominici de Charles Pasqua en Afrique. Pourquoi Elf éprouvait-elle le besoin de salarier cet homme, à 83 000 francs par mois, dans l’une des nombreuses filiales suisses de la compagnie pétrolière? Face au juge Renaud Van Ruymbeke, Léandri avoua qu’il gérait aussi quelques dizaines de millions de francs déposés au Liban pour le compte de «mandants congolais».

Prenez un Pierre Léthier, ex-directeur de cabinet de patrons de la DGSE, les services de renseignements français, reconverti en Suisse comme consultant de luxe et récipiendaire de 96 millions de francs de commissions sur le dossier de la raffinerie est-allemande Leuna. Pourquoi l’espion a-t-il pris soin de ne pas toucher au capital de cette commission, se contentant de vivre des copieux intérêts générés par un habile banquier suisse? Fallait-il ainsi financer certaines opérations de la DGSE à l’abri de tout contrôle officiel? Certains auteurs (Julien Caumer, Les Requins, éditions Flammarion) ont présenté Léthier comme l’officier traitant d’Alfred Sirven, lui-même qualifié d’honorable correspondant de ces services. Le tribunal risque d’attendre longtemps la réponse de l’intermédiaire, disparu après une brève visite au pôle financier et faisant l’objet, depuis septembre 2000, d’un mandat d’arrêt international. Au passage, les juges français pourront s’interroger sur l’attitude des autorités britanniques ou américaines, refusant d’exécuter le mandat d’arrêt international qui vise le milliardaire britannique d’origine irakienne, Nadhmi Auchi, dont l’adresse figure dans l’ordonnance de renvoi… Idem pour son bras droit, Nasir Abid, résident luxembourgeois.

C’est d’ailleurs une bonne part de sa crédibilité que la justice financière joue dans ce procès. Menée tambour battant, l’instruction d’Eva Joly et Laurence Vichnievsky, fit découvrir aux Français que les juges sont désormais capables d’épingler les dérives des sphères du pouvoir, politique ou économique, grâce aux méthodes ayant fait leur preuve sur les petits caïds de droit commun. Là encore, ne nous y trompons pas, c’est bien l’art et la manière de ces juges fonceuses qui ont secoué patrons et politiques, n’imaginant pas qu’un simple règlement de compte par voie de justice allait finir au fond d’une cour de promenade de la prison de la Santé. Les filatures, les écoutes, les descentes à six heures du matin, le dépôt, la fouille et, parfois, le placement en détention: tous n’ont pas supporté ce traitement de choc. De cette époque, ils ont tiré une leçon: fini les «affaires».

Et pour mieux enterrer certains dossiers compromettants, les réalistes préparent le terrain sur l’air du «regardez comment se terminent vos glorieuses instructions»! La relaxe de Roland Dumas, le 29 janvier dernier, résonne encore dans les couloirs du Palais de justice comme un coup de boutoir assénée à la fragile légitimité des juges financiers. En filigrane, se dessine la réforme du système inquisitoire à la française, voué à muer en mode accusatoire à l’anglo-saxonne, une transformation fortement appuyée par les avocats, puisqu’elle renforcera leur pouvoir, pour équilibrer les nouvelles prérogatives du ministère public. Ce serait une vraie révolution pour la justice française. Enfin, ce procès pourrait aussi être l’occasion de dresser un bilan des législations qui encadrent la criminalité économique. A moins de voir dans l’affaire Elf une nouvelle occasion de mesurer la force et la place occupée aujourd’hui par l’économie criminelle, si difficile à distinguer de sa petite sœur vertueuse.



par David  Servenay

Article publié le 17/03/2003