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L''affaire Elf

Caisse noire, financement politique et enrichissement personnel

Deuxième semaine d’audience dans le procès Elf, où les prévenus sont enfin tous d’accord sur un point: le groupe pétrolier ne pouvait pas fonctionner sans caisse noire. L’Afrique, la France, les conquêtes pétrolières, les batailles politiques, Elf a tout financé. Les anciens dirigeants ont-ils aussi profité de ces largesses? Il n’en reste qu’un pour nier l’évidence: André Tarallo, le «Monsieur Afrique».
Fonds secrets, fonds occultes, fonds opaques ou fonds d’intervention? A la barre, prévenus et témoins ne cessent de redéfinir les circuits de financement parallèles d’Elf, véritable colonne vertébrale du pouvoir de la compagnie pétrolière. Jusqu’à ce que tombe le couperet du chef.

Mardi, fin d’après-midi, déjà six heures que le tribunal examine le volet des contrats d’assurance. Le sujet est technique, mais fondamental pour la compréhension de cette période d’emballement que furent les années 1989-1993. Alfred Sirven s’agite sur sa chaise, l’une de ses avocates demande au président si l’ex-éminence grise ne peut pas anticiper son retour en cellule: «Il est fatigué». «Je comprends maître, mais je vous demande cinq minutes, le temps d’écouter M. Le Floch Prigent», répond le magistrat.

En chemise bleue, pantalon de velours marron, l’ancien patron se lève avec une liasse de papiers. Il a préparé son intervention. «Il faut reprendre les choses depuis le départ. Je sais que M. Sirven a versé des fonds pour du lobbying politique. Il a créé avec M. Tarallo une cuisine, le terme n’a pas été apprécié par certains, disons une machinerie…» Il poursuit, solennel: «Je n’ai pas pu ignorer, j’ai donc su l’existence d’une caisse noire à Elf, pour des interventions politiques. Cette pratique, je l’ai tolérée, car elle a servi Elf. J’ai bénéficié, indirectement, de certains règlements. Je m’en expliquerai en détails dans les prochains jours». Et il conclut, un peu grandiloquent: «Sachez d’ores et déjà que je le regrette vivement».

Avocats, prévenus, témoins et magistrats, l’assistance se fige un instant. Le président Desplan, toujours à l’affût, relance: «Nous avons beaucoup parlé de personnalités africaines jusqu’à maintenant, là, vous parlez d’un lobbying politique…interne?». «Français, pour parler français», ironise le barbu. «Il y avait une caisse noire, elle était à la disposition de mes deux collaborateurs». L’ancien PDG se rassoit, soulagé. La tirade a duré cinq minutes, l’audience est suspendue, il est 19h15. Dehors, il n’y a pas une caméra pour recueillir les déclarations des avocats de Le Floch-Prigent. Les télévisions se rattraperont le lendemain, sans Le Floch-Prigent qui, souffrant d’un psoriasis, n’a pas été autorisé à sortir de la prison de Fresnes.

Le Floch Prigent change de stratégie de défense

Que dire de cette déclaration? En dehors du mot «caisse noire», qui a le mérite de la clarté, rien de bien nouveau sous le soleil d’Elf. Loïk Le Floch-Prigent avait déjà évoqué le financement politique, à l’instruction et dans son livre de «mémoires» sélectives (Affaire Elf, affaire d’Etat, avec Eric Decouty, Le Cherche midi éditeur). Mais, respectant un droit au silence partagé par l’ensemble des acteurs, il ne cite aucun nom, aucun parti. Seul Alfred Sirven a déjà précisé qu’il avait financé tous les partis, sauf le Front National. Alors?

Le vrai tournant de cette déclaration, c’est le changement de stratégie de défense de l’ancien patron. Breton têtu pendant huit ans d’instruction, il n’est plus en mesure de nier le bénéfice personnel tiré de certaines opérations : la compensation de 18 millions de francs glissée, en Suisse, à son épouse Fatima Belaïd, au moment de leur divorce ou encore le pot-de-vin de 2,5 millions de francs, versé au Luxembourg, au vendeur d’une belle maison dans l’Orne. Il eut été suicidaire de ne pas le reconnaître, ses avocats l’ont convaincu.

Reste le «système». Le soir même, les deux conseils de Le Floch-Prigent restaient évasifs. Me Lantourne: «je ne crois pas qu’il souhaite donner des noms»; Me Bourdon, plus explicite: «si le président souhaite le questionner sur ses déclarations, il pourra donner des détails, mais ce n’est pas dans l’intérêt de sa défense de donner des noms». Après Alfred Sirven, Loïk Le Floch Prigent s’est donc engagé sur la voie du repentir, cher à l’institution judiciaire. Le tribunal appréciera.

André Tarallo semble avoir fait un autre choix. Avec un art consommé du patinage verbal –un coup à droite, un coup à gauche-, l’ex-«Monsieur Afrique» d’Elf a presque adopté une défense de rupture: ce n’est pas moi, mais le système qui fonctionne de cette manière. Si vous me condamnez, vous condamnerez le système. Ses avocats jouent, dangereusement, la relaxe de l’homme des confidences présidentielles et des petits secrets politiques.

Fidèle à sa tactique de guérilla -prendre le prévenu par son point faible- le président Michel Desplan flatte la vanité de l’énarque: «Monsieur Tarallo, comment se fait-il qu’un homme aussi intelligent que vous ait désigné son épouse pour bénéficier d’une procuration sur des comptes aussi sensibles?» L’un des sept comptes en banque suisses s’appelle Colette, prénom de madame. «euh… très franchement, je ne m’en souviens plus… j’ai dû céder à la pression du banquier… c’était une erreur de ma part». Lentement, mais sûrement, la défense s’écroule. Et c’est l’histoire d’une vieille amitié qui la plombe, un lien que l’on devine indéfectible entre le fils du berger et celui du percepteur, le self-made man et le haut fonctionnaire, Valentini et Tarallo.

Durant toute la semaine, le Tribunal a tenté de cerner l’importance d’un fantôme, celui de Mathieu Valentini, officiellement mort d’une rupture d’anévrisme le 9 janvier 1991 au Caire en Egypte. Ce Corse de Corte, titulaire du certificat d’études, a joué un rôle étrange chez Elf. A l’arrivée de Le Floch Prigent, en juillet 1989, il parvient à engager la centralisation des contrats d’assurance. Outre une économie annuelle, pour Elf, d’environ 140 millions de francs, cette opération permet de dégager une commission de 100 millions de francs, répartis comme suit: un quart pour les «opérateurs» (Valentini), un quart pour Tarallo et la moitié pour Sirven. Cette «clef de répartition» -le «testament de Mathieu» pour Sirven- fournira ensuite la matrice de la plupart des dérivations financières effectuées pour alimenter la «caisse noire». Or, jusqu’à maintenant, André Tarallo se refuse à endosser la responsabilité judiciaire des fonds ainsi détournés. En clair, cet argent était celui de son «mandant». Comprenez le président du Gabon, Omar Bongo.

Mais revenons à Mathieu Valentini, vieil ami de Tarallo, puisqu’il en fera son exécuteur testamentaire. La nuit du 8 au 9 janvier 1991 semble avoir été agitée au plus haut niveau de l’état-major d’Elf. A la barre, Fatima Belaïd égrène ses souvenirs d’épouse: «nous avons appris la mort de Mathieu Valentini vers 18h ou 19 h par un coup de téléphone à la maison. Peu de temps après, Alfred Sirven est arrivé, l’air paniqué. Il était question de récupérer un document dans le coffre-fort de Valentini, or ils n’avaient pas la clef de son appartement, avenue Georges V. Le lendemain, nous sommes passés dans cette avenue, en voiture, et Loïk rigolait parce qu’ils avaient dû entrer avec une échelle, en passant par la fenêtre. Il trouvait cela cocasse». Le PDG et son éminence nient en bloc: «c’est faux». Plus tard, André Tarallo raconte le dernier coup de téléphone de son ami Valentini: «il était déjà à l’hôpital. Il m’a dit 'attention au document' et il a éclaté de rire en ajoutant 'j’espère que je pourrais m’en occuper'». Le président: «De quel document parlait-il ?» ; «Je n’ai jamais su», dit Tarallo. Une réponse un peu courte pour être convaincante.



par David  Servenay

Article publié le 28/03/2003