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Médias

La «guerre des cassettes» des télés du Golfe

Al Jazira, Al Arabiya, Abou Dhabi TV… A coup d’exclusivités les chaînes satellitaires de la péninsule arabique se livrent une concurrence sévère, illustration de la lutte d’influence existant entre les pays qui les ont créées.
Jusqu’à présent, on connaissait Al Jazira, l’impertinente chaîne du Qatar qui a fait sa réputation en diffusant, après les attentats du 11 septembre, les cassettes d’Oussama Ben Laden. Il faut désormais compter avec Abou Dhabi TV, la télévision nationale de l’émirat du même nom et surtout Al Arabiya, propriété du groupe saoudien Middle-East Broacasting Corporation (MBC).
Depuis le 19 février 2003, Al Arabiya émet de la très moderne cité des médias de Dubaï où son siège a été installé. Dans des locaux flambants neufs, une centaine de journalistes s’agitent pour couvrir l’actualité internationale, à la recherche d’une exclusivité qui propulsera Al Arabiya dans la sphère des grandes chaînes d’information planétaires. La dernière en date : un appel à la résistance lancé par Saddam Hussein. Juste avant : la première interview accordée par Mohamed Saed Al Sahaf, l’ancien ministre irakien de l’information à une télévision.
Quoi qu’en disent ces dirigeants - «Al Arabiya entend proposer aux téléspectateurs arabes une alternative sage et équilibrée» -la nouvelle chaîne saoudienne est partie à l’assaut de sa concurrente du Qatar en utilisant les mêmes armes : le scoop du leader arabe ennemi de l’Amérique. En l’occurrence Saddam Hussein alors qu’Al Jazira s’est plutôt spécialisée dans le réseau Al Qaida.
Avec la même stratégie, Al Arabiya entend donc récupérer une partie des 40 millions de spectateurs quotidien d’Al Jazira. Objectif : mettre un terme au monopole de cette dernière et surtout atténuer son pouvoir de nuisance. Cette nouvelle concurrence entre chaînes d’information pan-arabes n’étant finalement que l’expression audiovisuelle des tensions permanentes entre leurs tuteurs : l’Arabie Saoudite et le Qatar.

Liberté d’expression et tensions inter-étatiques

Pour comprendre ces règlements de compte par chaîne interposée, il faut remonter à 1995, date à laquelle l’émir du Qatar prend le pouvoir en renversant un père qu’il juge conservateur et à la botte du voisin saoudien.
Logiquement, l’arrivée de ce dirigeant moderniste, décidé à s’émanciper, inquiète Ryad qui fait alors tout pour lui nuire : du complot visant à remettre en selle le père fidèle, à l’annexion pure et simple d’une partie du territoire qatarien. Isolé et dépourvu de moyen de pression, c’est auprès des masses arabes, que le Qatar va aller chercher son salut et une stature internationale qui le mettra à l’abri des velléités saoudiennes. En créant Al Jazira, une chaîne d’information qui brise les tabous, donne la parole aux téléspectateurs et n’hésite pas à critiquer certains régimes arabes. Le premier, celui d’Arabie Saoudite bien sûr.
Dans une région où la liberté de la presse est un illusion, Al Jazira va tout de suite séduire et devenir l’emblème de la liberté d’expression. A la langue de bois des médias nationaux, la chaîne répond par des débats contradictoires, des émissions modernes ou des entretiens avec des opposants. Ce qui a valu à ses journalistes d’être persona non grata en Tunisie, Syrie, Egypte, Jordanie, Koweït….
Arrive ensuite le 11 septembre et son flot de cassette de Ben Laden. Une aubaine pour Al Jazira qui décide de les diffuser. Ce qui vaudra à la chaîne d’être taxée, à tort, d’islamistes en occident, mais nuira surtout considérablement au régime de Ryad. Qui d’autres mieux que Ben Laden, premier opposant saoudien, déchu de sa nationalité et ennemi juré de la famille royale à qui il reproche d’avoir accueilli des soldats américains sur la «terre sainte» de l’Islam, pouvait ridiculiser les dirigeants saoudiens en se répandant sur les écrans du monde entier?
Pendant que l’audience d’Al Jazira atteignait des sommets, l’Arabie Saoudite humiliée, encaissait les coups et le Qatar tenait, lui, sa revanche. Ryad devait donc réagir : Al Arabiya est née.
Dans cette lutte d’influence qui ne dit pas son nom mais se devine derrière la concurrence féroce entre Al Jazira et Al Arabiya, la modeste Abou Dhabi TV fait figure d’exception. Certes la chaîne de l’émirat du même nom participe à la course à l’exclusivité - c’est à elle que le monde doit les premières images de l’offensive américaine en Irak - mais elle tente en même temps de se démarquer. «Al Jazira a été créée par le Qatar pour des raisons politiques , Al Arabia a été lancé comme une contre-offensive face à Al Jazira. Mais Abou Dhabi TV ne répond pas à cette logique géopolitique», expliquait ainsi en mars dernier, dans les colonnes du quotidien Le Monde, un journaliste de la chaîne.
Quels que soient les objectifs recherchés par ces chaînes - information, propagande ou instrument de politique étrangère - leur existence et leur mise en concurrence devraient produire des effets bénéfiques dans l’avenir. Ce que Jon Alterman, responsable du programme Moyen-Orient de l’Institut américain de recherche sur la paix, résumait ainsi il y a quelques semaines: «A long terme, les obstacles à la liberté de s’informer vont tomber. A défaut d’établir de vraies démocraties, les gouvernants vont être obligé de tenir compte de leur opinion publique puisque leur capacité à jouer les censeurs s’amenuise d’année en année».



par Hugo  Telli

Article publié le 04/08/2003