Médias
Les nouvelles victimes de la «guerre des médias»
Le plus connu des envoyés spéciaux américains basés à Bagdad, Peter Arnett, a été «viré» par la chaîne de télévision NBC pour avoir osé critiquer les responsables militaires américains dans une interview à la télévision irakienne. Deux autres reporters, «incorporés» au sein de l’armée américaine, ont été renvoyés chez eux pour avoir enfreint les restrictions imposées. Et de nombreuses organisations professionnelles s’inquiètent de plus en plus du traitement des journalistes par les forces anglo-américaines.
Peter Arnett, le journaliste américain célèbre pour sa couverture de la première guerre du Golfe depuis Bagdad, a-t-il été licencié par sa direction pour avoir dit tout haut -à la télévision irakienne, de surcroît- ce que de nombreux journalistes pensent tout bas ? A savoir que «le premier plan de guerre (de l’armée américaine) avait échoué en raison de la résistance irakienne», mais aussi parce que «manifestement, les stratèges américains ont mal jugé la détermination des forces irakiennes». Des remarques qui, une dizaine de jours après le début des combats, fusent dans la presse occidentale (à commencer par l’américaine), où de nombreux responsables du renseignement ou du Pentagone dénoncent -bien entendu, sous couvert de l’anonymat- des erreurs d’évaluation parfois grossières, notamment concernant la capacité de riposte irakienne ou l’attitude étonnamment cohérente du nouveau gouvernement turc.
Pour le Washington Post (pourtant officiellement favorable à cette guerre), par exemple, «la question est de savoir si les auteurs du plan et les politiciens ont pris en compte les informations» fournies par les services de renseignement. Tandis que pour le New York Times (opposé au conflit en cours) il y a désormais «deux visions de la guerre: sur le terrain et au sommet». Et le Baltimore Times de conclure, avec amertume: «Parfois, il semble que les militaires américains sont en guerre avec eux-mêmes». Ce qui expliquerait pourquoi, selon une étude publiée récemment par l’hebdomadaire Time et CNN, une majorité d’Américains (55%) prend conscience que l’administration a donné trop de faux espoirs sur ce conflit.
Tout ceci n’a pas empêché la chute de Peter Arnett. «Il a commis une erreur en accordant une interview à la télévision d’Etat irakienne, particulièrement en temps de guerre, a déclaré la direction de la chaîne de télévision NBC. Et c’était une erreur de sa part de discuter d’opinions et d’observations personnelles dans cette interview. Par conséquent Peter Arnett ne travaillera plus pour NBC News et MSNBC». Cette sanction est tombée lundi, en dépit du fait que Peter Arnett ait présenté ses excuses à NBC et au public américain, se disant «embarrassé» par la controverse déclenchée par ses propos: «manifestement, j’ai créé une tempête aux Etats-Unis, et j’en suis sincèrement désolé». «Je ne suis pas antiguerre, je ne suis pas antimilitaire. J’ai fait certaines observations personnelles, quelques analyses, qui ne sont pas éloignées, je crois, de ce que pensent les experts», a-t-il précisé. D’ailleurs NBC avait dans un premier temps pris la défense de son envoyé spécial à Bagdad, affirmant que «ses remarques relevaient de l’analyse et n’étaient rien de plus». C’était avant la «tempête médiatique».
Ses propos ont en effet suscité d’étonnantes protestations. Un ancien sénateur de New York a déclaré que ces déclarations «apportaient de l’aide et du réconfort à l’ennemi». Une représentante républicaine de Floride les a qualifié de «kafkaïennes, tout simplement délirantes». Et un représentant démocrate de Californie d’«absurdes».
Arnett: «je n’arrêterai jamais de rapporter la vérité sur cette guerre»
«Viré» par NBC et aussitôt après par The National Geographic, Peter Arnett a d’abord songé, à 68 ans, à «une petite île du Pacifique Sud, inhabitée, vers laquelle je vais essayer de nager». Mais son rêve a duré moins de 24 heures. Dès mardi matin il a été engagé par le quotidien britannique (proche des Travaillistes et opposé à la guerre) Daily Mirror, où il a aussitôt fustigé les erreurs des stratèges américains. «Je suis encore sous "le choc et la stupeur" d’avoir été viré», a-t-il écrit ironiquement, reprenant la dénomination de la nouvelle stratégie de «choc et stupeur» adoptée par le Pentagone. «Quoiqu’il arrive, je n’arrêterai jamais de rapporter la vérité sur cette guerre, que je sois à Bagdad ou ailleurs au Proche-Orient -ou même de retour à Washington». Et le Daily Mirror de sauter sur cette occasion unique pour clamer à la «une»: «Viré par l’Amérique pour avoir dit la vérité… Embauché par le Mirror pour continuer à la dire».
Le journaliste vedette a tenu aussi à mettre les points sur les «i» sur une affaire qui risque de ternir encore plus l’image de nombreuses télévisions américaines. «Je ne blâme pas NBC pour leur décision, car ils subissent une grande pression commerciale de l’extérieur. Je ne pense pas que la Maison Blanche soit responsable de mon licenciement». Alors qui ? Peter Arnett accuse «les médias et politiciens de droite qui cherchent toutes les occasions pour critiquer les reporters (qui sont à Bagdad), quelle que soit leur nationalité». Arnett -lui-même d’origine néo-zélandaise- pense qu’il existe «une énorme sensibilité au sein du gouvernement américain concernant les reportages provenant de Bagdad… Ils ne veulent pas que des organes d’informations crédibles travaillent ici, car cela leur pose d’énormes problèmes». Selon lui, «au fur et à mesure que la bataille de Bagdad se rapproche, le spectre de victimes civiles potentielles grandit».
Cette nouvelle affaire relance la polémique sur la couverture du conflit par les centaines d’envoyés spéciaux «embedded» (enrôlés) dans des unités combattantes de la coalition américano-britannique et soumis à des règles très rigides, leur empêchant notamment de révéler, même indirectement, le lieu de leur reportage ou les objectifs militaires de leur unité. Ce qui rend leur production particulièrement anodine, impersonnelle et presque irréelle, tout en servant les objectifs recherchés par les responsables militaires auprès d’une opinion publique occidentale de plus en plus avide d’images et de «nouvelles» choc. D’ores et déjà deux journalistes américains n’ayant pas respecté ces restrictions ont été renvoyés chez eux. Ainsi, la frontière entre information et propagande devient de plus en plus floue.
L’organisation Reporters sans frontières (RSF) s’est dit lundi «inquiète de la manière dont les forces américano-britanniques traitent les journalistes couvrant la guerre en Irak». Pour l’Organisation de défense de la liberté de la presse, «de nombreux journalistes ont essuyé des tirs, d’autres ont été interpellés et interrogés pendant plusieurs heures, certains ont été maltraités, battus et humiliés par les forces de la coalition. Par ailleurs, le ministère de l’Information à Bagdad a fait l’objet de deux bombardements alors que, comme chacun sait, il abrite les bureaux des médias internationaux». RSF, comme d’autres organisations, est particulièrement préoccupée par le sort des journalistes «non incorporés», travaillant notamment dans le sud de l’Irak.
De son côté, l’Institut international de la presse (IPI) a condamné les pressions exercées par des ministres britanniques sur la BBC pour influencer sa couverture de la guerre. Tout récemment, le porte-parole de Tony Blair a regretté en public que la couverture médiatique «ait changé la nature de cette guerre». Pour le Financial Times du 1er avril 2003, les correspondances des envoyés spéciaux ont en réalité rendu encore moins crédibles les briefings des officiers de la coalition américano-britannique. «Parfois, les alliés semblent moins ouverts aux médias que le régime irakien. Les reporters basés à Bagdad - pourtant soumis à de nombreuses restrictions - ont parfois été les premiers à rapporter les "breaking news" (dernière heure), et celles-ci se sont souvent révélées exactes. Et les visites organisées du ministère irakien de l’Information leur a permis d’obtenir rapidement des images des victimes civiles, notamment à destination des chaînes de télévision populaires de la région». Est-ce à dire que la «guerre de l’information audiovisuelle» a d’ores et déjà permis à Bagdad de marquer des points vis-à-vis des «grands networks américains» ?
Pour le Washington Post (pourtant officiellement favorable à cette guerre), par exemple, «la question est de savoir si les auteurs du plan et les politiciens ont pris en compte les informations» fournies par les services de renseignement. Tandis que pour le New York Times (opposé au conflit en cours) il y a désormais «deux visions de la guerre: sur le terrain et au sommet». Et le Baltimore Times de conclure, avec amertume: «Parfois, il semble que les militaires américains sont en guerre avec eux-mêmes». Ce qui expliquerait pourquoi, selon une étude publiée récemment par l’hebdomadaire Time et CNN, une majorité d’Américains (55%) prend conscience que l’administration a donné trop de faux espoirs sur ce conflit.
Tout ceci n’a pas empêché la chute de Peter Arnett. «Il a commis une erreur en accordant une interview à la télévision d’Etat irakienne, particulièrement en temps de guerre, a déclaré la direction de la chaîne de télévision NBC. Et c’était une erreur de sa part de discuter d’opinions et d’observations personnelles dans cette interview. Par conséquent Peter Arnett ne travaillera plus pour NBC News et MSNBC». Cette sanction est tombée lundi, en dépit du fait que Peter Arnett ait présenté ses excuses à NBC et au public américain, se disant «embarrassé» par la controverse déclenchée par ses propos: «manifestement, j’ai créé une tempête aux Etats-Unis, et j’en suis sincèrement désolé». «Je ne suis pas antiguerre, je ne suis pas antimilitaire. J’ai fait certaines observations personnelles, quelques analyses, qui ne sont pas éloignées, je crois, de ce que pensent les experts», a-t-il précisé. D’ailleurs NBC avait dans un premier temps pris la défense de son envoyé spécial à Bagdad, affirmant que «ses remarques relevaient de l’analyse et n’étaient rien de plus». C’était avant la «tempête médiatique».
Ses propos ont en effet suscité d’étonnantes protestations. Un ancien sénateur de New York a déclaré que ces déclarations «apportaient de l’aide et du réconfort à l’ennemi». Une représentante républicaine de Floride les a qualifié de «kafkaïennes, tout simplement délirantes». Et un représentant démocrate de Californie d’«absurdes».
Arnett: «je n’arrêterai jamais de rapporter la vérité sur cette guerre»
«Viré» par NBC et aussitôt après par The National Geographic, Peter Arnett a d’abord songé, à 68 ans, à «une petite île du Pacifique Sud, inhabitée, vers laquelle je vais essayer de nager». Mais son rêve a duré moins de 24 heures. Dès mardi matin il a été engagé par le quotidien britannique (proche des Travaillistes et opposé à la guerre) Daily Mirror, où il a aussitôt fustigé les erreurs des stratèges américains. «Je suis encore sous "le choc et la stupeur" d’avoir été viré», a-t-il écrit ironiquement, reprenant la dénomination de la nouvelle stratégie de «choc et stupeur» adoptée par le Pentagone. «Quoiqu’il arrive, je n’arrêterai jamais de rapporter la vérité sur cette guerre, que je sois à Bagdad ou ailleurs au Proche-Orient -ou même de retour à Washington». Et le Daily Mirror de sauter sur cette occasion unique pour clamer à la «une»: «Viré par l’Amérique pour avoir dit la vérité… Embauché par le Mirror pour continuer à la dire».
Le journaliste vedette a tenu aussi à mettre les points sur les «i» sur une affaire qui risque de ternir encore plus l’image de nombreuses télévisions américaines. «Je ne blâme pas NBC pour leur décision, car ils subissent une grande pression commerciale de l’extérieur. Je ne pense pas que la Maison Blanche soit responsable de mon licenciement». Alors qui ? Peter Arnett accuse «les médias et politiciens de droite qui cherchent toutes les occasions pour critiquer les reporters (qui sont à Bagdad), quelle que soit leur nationalité». Arnett -lui-même d’origine néo-zélandaise- pense qu’il existe «une énorme sensibilité au sein du gouvernement américain concernant les reportages provenant de Bagdad… Ils ne veulent pas que des organes d’informations crédibles travaillent ici, car cela leur pose d’énormes problèmes». Selon lui, «au fur et à mesure que la bataille de Bagdad se rapproche, le spectre de victimes civiles potentielles grandit».
Cette nouvelle affaire relance la polémique sur la couverture du conflit par les centaines d’envoyés spéciaux «embedded» (enrôlés) dans des unités combattantes de la coalition américano-britannique et soumis à des règles très rigides, leur empêchant notamment de révéler, même indirectement, le lieu de leur reportage ou les objectifs militaires de leur unité. Ce qui rend leur production particulièrement anodine, impersonnelle et presque irréelle, tout en servant les objectifs recherchés par les responsables militaires auprès d’une opinion publique occidentale de plus en plus avide d’images et de «nouvelles» choc. D’ores et déjà deux journalistes américains n’ayant pas respecté ces restrictions ont été renvoyés chez eux. Ainsi, la frontière entre information et propagande devient de plus en plus floue.
L’organisation Reporters sans frontières (RSF) s’est dit lundi «inquiète de la manière dont les forces américano-britanniques traitent les journalistes couvrant la guerre en Irak». Pour l’Organisation de défense de la liberté de la presse, «de nombreux journalistes ont essuyé des tirs, d’autres ont été interpellés et interrogés pendant plusieurs heures, certains ont été maltraités, battus et humiliés par les forces de la coalition. Par ailleurs, le ministère de l’Information à Bagdad a fait l’objet de deux bombardements alors que, comme chacun sait, il abrite les bureaux des médias internationaux». RSF, comme d’autres organisations, est particulièrement préoccupée par le sort des journalistes «non incorporés», travaillant notamment dans le sud de l’Irak.
De son côté, l’Institut international de la presse (IPI) a condamné les pressions exercées par des ministres britanniques sur la BBC pour influencer sa couverture de la guerre. Tout récemment, le porte-parole de Tony Blair a regretté en public que la couverture médiatique «ait changé la nature de cette guerre». Pour le Financial Times du 1er avril 2003, les correspondances des envoyés spéciaux ont en réalité rendu encore moins crédibles les briefings des officiers de la coalition américano-britannique. «Parfois, les alliés semblent moins ouverts aux médias que le régime irakien. Les reporters basés à Bagdad - pourtant soumis à de nombreuses restrictions - ont parfois été les premiers à rapporter les "breaking news" (dernière heure), et celles-ci se sont souvent révélées exactes. Et les visites organisées du ministère irakien de l’Information leur a permis d’obtenir rapidement des images des victimes civiles, notamment à destination des chaînes de télévision populaires de la région». Est-ce à dire que la «guerre de l’information audiovisuelle» a d’ores et déjà permis à Bagdad de marquer des points vis-à-vis des «grands networks américains» ?
par Elio Comarin
Article publié le 01/04/2003