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Culture

Charles Cordier, sculpteur de «<i>L’Autre et l’ailleurs</i>»

Figure majeure de la sculpture française du Second Empire, Charles Cordier est «le seul de ses contemporains à avoir consacré de manière généreuse la majeure partie de son œuvre à la représentation de la diversité humaine» souligne Serge Lemoine, directeur du musée d’Orsay. En effet, s’il participa comme la plupart de ses contemporains aux grands chantiers publics de l’époque, et s’il se fit remarquer par un travail original et décoratif des matériaux utilisés en ré-introduisant la polychromie, il se distingua surtout par une «démarche scientifique» visant à «fixer les différents les différents types humains». «Au-delà des types ethnographiques, son œuvre garde avant tout la mémoire d’hommes, ceux-là dont les différences font aujourd’hui la richesse culturelle de la France, du Canada, et des Etats-Unis, les trois pays qui accueillent cette exposition» dit Serge Lemoine.
Cordier se livra à des commandes privées et compta notamment parmi ses amateurs Napoléon III et l’Impératrice Eugénie; par ailleurs, en marge des œuvres monumentales effectuées pour Ibrahim Pacha au Caire, ou à la mémoire de Christophe Colomb à Mexico, il participa aux grands chantiers publics de son époque (l’Opéra Garnier de Paris, le Louvre, l’Hôtel de ville).
Mais sa sculpture plus personnelle, répondant à une «démarche scientifique», fut relativement incomprise de ses contemporains.

«Un superbe Soudanais paraît à l’atelier. En quinze jours, je fis ce buste. (…) Je l’envoyai au Salon (de 1848) (…) Ce fut une révélation pour tout le monde artistique. (…) Mon genre avait l’actualité d’un sujet nouveau, la révolte contre l’esclavage, l’anthropologie à sa naissance…», rapporte Charles Cordier dans ses Mémoires. Cette première exposition monographique, jamais consacrée à Cordier, met en valeur la singularité d’un sculpteur qui se place sous le sceau d’une œuvre emblématique, inspirée d’une gravure révolutionnaire de l’époque, «Aimez-vous les uns les autres» -cette œuvre est encore appelée la «Fraternité» ou «l’Union des races», elle représente un enfant noir et un enfant blanc enlacés, célébrant ainsi l’amitié entre les races. Cette pièce témoigne de la sensibilité du sculpteur aux thèses abolitionnistes de l’esclavage. Sa rencontre donc, en 1848, avec l’ancien esclave soudanais Seïd Enkess –dit Saïd Abdallah- dont il réalisa le portrait, fut déterminante pour l’orientation de sa carrière. L’exposition, chronologique et didactique, met en exergue les deux bustes de Saïd Abdallah et de la Vénus africaine offerts par la reine Victoria au prince Albert en 1851, aux côtés de la Fraternité. Laure de Margerie , commissaire de l’exposition avec Edouard Papet, rappelle dans le catalogue qu’à l’époque il y avait si peu de Noirs en France que «la Société d’anthropologie de Paris demanda à un voyageur en Afrique occidentale d’établir si les nouveaux nés africains étaient blancs ou noirs ou s’ils changeaient de couleur peu à peu. Cette question n’était toujours pas résolue en 1882 lorsqu’on discuta et que l’on s’interrogea sur les causes possibles : une trop grande exposition au soleil ou une présence prolongée dans les hottes enfumées»… c’est dire tout l’intérêt que l’on prêta alors aux multiples missions que Cordier exécuta dans l’ensemble du bassin méditerranéen pour répertorier les peuples rencontrés.

Couler la beauté dans le bronze

Ses missions le menèrent entre autre en Algérie -un pays où il choisit de passer la fin de sa vie; il mourut à Alger en 1905-, en Grèce, en Turquie, à Malte, au Soudan, en Egypte. De ses multiples voyages il rapporta des bustes, des statuettes et des médaillons. Il admirait la beauté sous toutes les latitudes, et reproduisait la gravité des sujets avec sensibilité. L’exécution était d’une grande minutie, il s’appliquait à ciseler les cheveux, à soigner les parures et les costumes, tout en donnant à ses modèles un port altier leur conférant une grande dignité. Unique dans l’œuvre du sculpteur, Cordier prête des sentiments à une jeune esclave, la Jeune Abyssinienne, qu’il représente en larmes. En somme, sur les 600 pièces recensées dans le catalogue raisonné, les bustes choisis par Laure de Margerie et Edouard Papet pour l’exposition rendent tous compte du regard respectueux que le sculpteur anthropologue posait sur ses modèles, loin des dérives des thèses colonialistes d’une époque qui était davantage préoccupée à recenser un répertoire de curiosités ethniques: «le mouvement qui se fait dans l’univers pousse les races à se confondre» disait-il, choisissant de présenter un arabe pour représenter la race blanche à la Société d’anthropologie. Ce faisant, il réprouvait les techniques de moulage d’après nature alors en usage qui, disait-il, «affaissent les chairs». Il n’eut pas non plus recours à la photographie, qui séduisait ses contemporains. Resituant Cordier dans le contexte artistique, l’exposition propose parallèlement une très belle collection de daguerréotypes et de clichés signés Legray ou Potteau, qui proviennent de la galerie ethnographique du Museum national d’histoire naturelle où sont conservés aujourd’hui tous les bustes exécutés par le sculpteur. Cordier, en effet, préférait travailler le marbre, et couler la beauté dans le bronze.

A propos d’un cafetier d’Alger qui lui servit de modèle, il écrivit: «J’étais son voisin, et j’allais chaque jour rendre visite à son café. (…) Là, je me dénationalisais pendant quelques heures, étudiant avec ardeur mon rôle de voyageur et d’artiste cosmopolite». Toujours émerveillé par la différence, il fit le buste d’un couple de Chinois installés à Paris, fasciné par la beauté de la coiffure de la femme: «Les cheveux (…) se disposent en corbeille où s’épanouissent des fleurs, où nichent des oiseaux, où volètent des papillons diaprés des plus vives couleurs». La couleur, la voici, elle aussi au cœur de ses préoccupations d’artiste. Il explora les voies de la polychromie pour exprimer toute la richesse de l’exotisme. Edouard Papet affirme «Cordier fut le seul sculpteur de sa génération à concevoir un projet artistique systématique, dans lequel une technique contestée de la sculpture, la polychromie, fut élaborée en liaison avec une science alors neuve, l’ethnographie, tout en participant aux goûts décoratifs fastueux qui s’épanouirent sous le Second Empire».

Somptueuse, la dernière salle de l’exposition est comparable à un grand écrin en velours noir, dans laquelle les sculptures sont éclairées par une lumière zénithale. La vibration des couleurs et des patines y est telle que, là, le marbre deviendrait presque mousseline. C’est qu’en effet, en marge de ses contemporains, alors que l’ordre académique imposait le travail du marbre blanc, «gage de moralité», Cordier, lui, eut l’audace de remettre à l’honneur le marbre polychrome déjà utilisé par les Romains, et d’exploiter les variations naturelles de la couleur du marbre-onyx dont les teintes vont du blanc au rouge en passant par une grande variété de bruns. Les progrès de l’industrie aidant, il explora également les différentes possibilités de patine du bronze et de l’argenture oxydée pour évoquer la peau sombre des Africains. Enfin étudiant les techniques de la joaillerie, il enrichit les costumes et les parures de pierres semi-précieuses. Si Charles Cordier fut injustement un peu oublié au XXème siècle, l’exposition itinérante lui rend ses lettres de noblesse, rappelant que le sculpteur sut entrer dans l’histoire de l’art à la fois comme historien anthropologue et comme artiste.

«Charles Cordier, l’Autre et l’ailleurs»
Musée d’Orsay, jusqu’au 2 mai 2004
Musée national des Beaux-arts du Québec, du 10 juin au 6 septembre 2004
Dahesh Museum of Art de New York, 12 octobre 2004- 9 janvier 2005



par Dominique  Raizon

Article publié le 08/03/2004