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Culture

Photographier la guerre d’Algérie

Une exposition à Paris rend compte pour la première fois des différentes représentations de la très complexe guerre d’Algérie, à travers 225 documents photographiques. Les historiens s’accordent à reconnaître qu’il existe encore aujourd’hui un grand conflit de mémoire autour de la guerre d’Algérie. En choisissant d’exposer une diversité des regards, l’exposition propose une mise en perspective des guerres qui ont déchiré le pays. C’est qu’en effet, pour Benjamin Stora -spécialiste aux «Langues O» de l’histoire du Maghreb- elle reflète «toute la complexité d’une guerre qui ne se nomme pas, et qui est à la fois une guerre classique avec ses théâtres d’opération et une guerre civile entre Français, entre Français et Algériens, et entre Algériens».
Si les commissaires de l’exposition, Laurent Gervereau et Benjamin Stora, souhaiteraient vivement susciter des appels de fonds privés et des témoignages susceptibles d’enrichir la lecture de l’Histoire, ils accusent encore aujourd’hui un déséquilibre éloquent de la production d’images: Benjamin Stora constate que s’il existe «côté français, des milliers d’images, il y a surabondance de clichés et absence flagrante de visages d’Algériens musulmans comme une incapacité à penser l’Algérie sans la France. La photo a été utilisée comme arme vis-à-vis de l’opinion. Cela donne le sentiment d’une non-représentation de la guerre réelle». Le déséquilibre de la production d’images suffirait donc déjà à souligner le caractère inégalitaire dans la représentation que nous pouvons avoir de cette guerre.

Trente ans sont passés, et les archives peuvent être rendues publiques. En explorant aussi bien les fonds de l’ECPAD (Etablissements cinématographiques et photographiques des armées) -ex SCA (service cinématographique des armées)-, que ceux des agences de presse lesquelles passaient commande aux photographes, ou bien encore ceux des pools de rédaction de la presse, c’est un travail d’interrogation et de réflexion qui est soumis au visiteur.

La photo comme «tamis de la censure, et amplificateur de propagande»

Il est intéressant de croiser cette diversité de statuts des auteurs. Présentant l’organisation de l’exposition, Laurent Gervereau souligne: «la première partie de l’exposition s’attache à montrer la diversité des témoignages. La seconde analyse ce qu’on a montré, diffusé, ce qu’on a caché ou ce qu’on a fabriqué. La dernière s’interroge sur la perception que les publics ont pu avoir du conflit entre censure et propagande, qu’il s’agisse d’images de presse, de tracts, d’affiches… La torture, présente dans l’art et l’écrit, n’a été pratiquement pas photographiée, témoignant de la limite à montrer l’inmontrable».

Faire coexister le «montré/caché», avec l’ambition de faire un travail de reconstruction des mémoires visuelles, c’est le défi relevé par les deux commissaires à l’exposition;
Dans l’une des salles sont exposées des photos peu ou pas publiées pendant les huit années de guerre (1954-1962). En quatre photos, Dicky Chapelle, américaine, raconte «l’exécution d’un jeune traître qui reconnut en sa présence avoir été payé par les Français pour assassiner ses propres compatriotes», tandis que des photos de Kryn Taconis, hollandais, montre «des soldats de l’armée de libération nationale embusqués sous des arbres pour ne pas être vus par les avions de patrouille français contrôlant les forêts à la recherche de rebelle». Les photos professionnelles voisinent celles plus maladroites, petites, jaunies et dentelées, d’anonymes qui ont ouvert leurs albums de souvenirs.

Sur place, Jacques-Olivier David, médiateur culturel passionné par cette page d’histoire, répond à toutes les demandes pour enrichir la visite de commentaires. A titre d’exemple, le regard du visiteur est attiré sur le sens véhiculé par la composition de l’image chez Marc Flament: au-delà de leur qualité et de leur intérêt esthétique (Marc Flament était aussi dessinateur), le choix des plans en contre-plongée exaltent la grandeur des parachutistes, magnifient le soldat et le sacrifice des combattants français et, au-delà encore, légitiment les actions militaires; Benjamin Stora décrypte: «les images (qui) se trouvaient imbriquées dans un travail de propagande étatique». Pour le visiteur, Jacques-Olivier David replace aussi quelquefois la photo dans son contexte historique: il souligne par exemple que la plupart des appelés qui partageaient le même régiment que Marc Flament avaient combattu et essuyé la défaite de Dien-Bien-Phû en Indochine. Il fallait alors à l’aide des photos qui circulaient dans l’unité redorer le blason, et stimuler le moral des troupes.

Dans cet espace prêté à la mémoire, des appelés peuvent raconter leur propre vécu, et il est possible de rencontrer des photographes dont les travaux ont été mis en perspective dans l’exposition. Car là aussi il y a un vrai travail de distanciation des historiens. Ainsi se côtoient en enfilade les travaux de Marc Flament et, ceux diamétralement opposés, de Marc Garanger. Marc Garanger, sursitaire engagé à gauche, appelé du contingent en 1960, invite la chance de son côté en laissant traîner quelques photos qui seront immédiatement remarquées par le commandant de son bataillon. Occupant alors le poste fantôme de «photographe du régiment», le jeune homme, qui a «déjà compris que cette guerre vise au maintien de l’ordre en Algérie» répondra désormais aux commandes de clichés, mais sans jamais en rien trahir ses convictions personnelles. Ainsi, quand on lui demandera par exemple d’aller «photographier des «fells» (terme péjoratif pour désigner les fellaghas, «paysans») au tapis», il photographiera un homme la tête en bas, tué d’une balle en plein cœur, donc à bout portant -ce qui est contraire aux lois de la guerre. Et là, l’image parlera seule pour dénoncer des exactions.

«Photographier la guerre d'Algérie», Hôtel de Sully, 62, rue Saint-Antoine, 75004 Paris, jusqu'au 18 avril 2004.





par Dominique  Raizon

Article publié le 29/01/2004