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Culture

Botero, entre farce et cruauté.

Fernando Botero, un univers tout en rondeur mais qui sait aussi dénoncer ce qui ne tourne pas rond. Le peintre, fin dessinateur donne à voir aussi une Colombie déchirée. Douze ans après l’exposition de trente et une sculptures monumentales sur les Champs-Elysées, le Musée Maillol expose les peintures récentes de l’artiste colombien, pour la plupart totalement inédites.
En entrant dans l’exposition, le visiteur trouve tout de suite ses repères car Botero a un style bien à lui. Ses toiles -beaucoup de grands formats- ont une surface lisse et soignée -comme les toiles de Magritte- où n’apparaissent pas les coups de pinceaux, où les contours sont nets. Les espaces sont souvent confinés. La palette est restreinte mais vive, et les contrastes francs; le peintre s’en explique : «j’ai toujours travaillé avec trois ou quatre couleurs et j’ai limité les tons autant que faire se peut. Je travaille la palette comme les fresquistes, avec une assiette, en m’appuyant sur le vert, le bleu, le rouge et le noir (...) le tableau est beaucoup plus coloré quand il montre moins de couleurs».

Le voyageur reconnaît également l’empreinte de la culture populaire sud-américaine qui inspire l’artiste colombien: les vêtements des personnages, les bals populaires, les moustaches de danseur de tango argentin. Les cadres des scènes de vie sont également identifiables: ils représentent des placettes de villages où le temps semble suspendu, des ruelles escarpées, des églises, des fruits tropicaux en surabondance -ici sur une table, là sur une nappe de pique-nique. Il affectionne les scènes de lupanar car «en Colombie, dit-il, il faut séduire les putains. Il faut danser, bouger, parler, chanter. J’ai voulu grâce aux scènes de lupanars, créer des compositions complexes».

La corrida, enfin, un sujet cher à Fernando Botero: il avait douze ans lorsque son oncle l’envoya dans une école de matadors, et sur la plazza de Medellin -sa ville natale- il nourrissait le rêve d’être un jour torero. Aujourd’hui il est peintre et sculpteur, mais sa fascination reste intacte: «la tauromachie est un sujet en soi. C’est un cadeau tombé du ciel tant il y a de choses à voir, à observer, tant il se passe de choses dramatiques bien que ce soit aussi une fête (...) je suis devenu un aficionado, je connais toutes les subtilités de ce grand art. C’est un sujet inépuisable dont j’ai dû faire plus de quatre-vingts tableaux».

Des naïades colossales

Mais si l’on repère un Botero, c’est avant tout parce que tous les personnages anonymes et apathiques, sont massifs, volumineux, adipeux, et que cette esthétique -assez étrangère à l’orthodoxie des canons occidentaux- surprend toujours, et suscite des commentaires parfois ironiques. Les déformations excessives laissent croire à la caricature, et cette dimension existe indéniablement dans l’œuvre quand le peintre représente par exemple des généraux de la junte gonflés comme des baudruches. La dimension de la farce est très présente dans l’œuvre et souvent Botero semble se moquer: là Adam se retrouve avec une moustache de danseur de tango et Eve est affublée de très gros seins -comparativement les femmes de Rubens ou de Boucher passeraient presque pour des anorexiques!-, ou bien un cardinal est doté d’un strabisme divergent très prononcé. Mais ce grossissement exagéré n’est pas toujours satirique.

Il suffit de se souvenir des codes cinématographiques sud-américains des années trente à quarante, selon lesquels le fait d’avoir des formes renvoie à une idée de prospérité, de joie, de bonne humeur, de bonhomie, pour trouver une autre interprétation. Ainsi, la «Danseuse à la barre», «permute le lourd en léger, en laissant reposer sa masse sur un pied gracile. Cette marque d’éléphantiasis confère aux personnages une douceur» , tout comme «Les scènes de pique-nique recèlent un calme souverain comme si la lourdeur avait aussi une vertu de tendresse» comme le souligne Bertrand Lorquin, Conservateur du Musée Maillol.

C’est même une certaine sensualité, voire une volupté qui se dégage des naïades colossales ou «Femmes à la plage», femmes souples et plantureuses, aux hanches pleines, qui se prélassent nonchalamment. Ce style, Botero le doit d’ailleurs aux Maîtres qu’il a étudiés dans les Musées du Prado à Madrid, du Louvre à Paris ou encore à l’Académie San Marco à Florence: «Avec la peinture ancienne, le grand art s’est révélé à moi. C’était un sentiment vertigineux, une dimension qui me frappait par son immensité. Dès le début, j’avais une sorte d’inclinaison à faire des œuvres volumétriques. Mais c’est à Florence que j’ai découvert vraiment le volumétrique, surtout en regardant Giotto. Face à cette œuvre, je ressentais la valeur tactile. C’est une forme de sensualité, d’exaltation, de frénésie, comme le désir de manger le tableau. Je trouve qu’on a toujours envie de dévorer le tableau».

Moins farceur, plus tourmenté

Si l’exposition restitue quelques toiles des années quatre-vingt-dix, fidèles à l’univers crémeux que l’on connaissait déjà, la majorité des dessins et des toiles présentés sont inédits, et révèlent un Botero angoissé. C’est qu’il choisit cette fois de montrer les drames qui ruinent la Colombie et déciment sa population depuis des décennies. On ne chiffre plus les assassinats, enlèvements, explosions, et massacres qui ensanglantent le pays depuis presque un demi-siècle, et la guérilla, financée par le narco-trafic continue de terroriser la population. Bien qu’il récuse l’idée qu’il puisse faire du réalisme au sens de copier la réalité, le peintre entend à sa manière dire ce qui se passe dans son pays. Un exemple: «Il se passe un drame affreux en Colombie. Cent vingt personnes ont été tuées par un attentat terroriste dans une église de Bogota. Cette nouvelle, je l’entends à la radio, je n’avais même pas vu les photos dans la presse. Je peins La Mort dans la cathédrale en représentant dans le tableau des défilés, les enterrements (...) Un vrai peintre peut transformer une forme tragique comme la mort en un élément décoratif ; autrement, on fait un réalisme plat». Il en ressort des toiles Sans titre de prisonniers ligotés, nus, vomissant, la bouche contracturée de douleur, ou bien encore une toile couverte de cercueils et une chapelle ardente où trône un squelette grimaçant, ou une place de village jonchée de corps criblés de touches rouge groseille.

Mais que l’on ne s’y trompe pas, Fernando Botero ne croit pas du tout que l’art puisse être une arme: «Dans les années trente-quarante, il y eut un courant d’art marxiste qui espérait influencer l’ordre social. C’est impossible! Le Guernica de Picasso en est la meilleure preuve. Il a été peint contre Franco, et Franco est resté quarante ans au pouvoir. Mes tableaux ne vont rien changer à ce qui se passe en Colombie (...) Néanmoins la tragédie qui tourmente mon pays est tellement accablante qu’elle a envahi jusqu’à mon propre travail». Plus qu’un peintre engagé, peut-être faut-il donc y voir davantage un homme douloureusement éprouvé par le vent de folie qui traverse son pays, conscient de partager cette souffrance avec ses contemporains, et qui fait là devoir de mémoire.

Pour finir, hommage au Botero dessinateur. On retrouve sensiblement les mêmes thèmes abordés pour la simple raison que nombre de dessins sont des esquisses des futurs tableaux. Toutes les techniques sont approchées, un coup de crayon sûr, des formats moins surdimensionnés: Botero sait aussi envisager le dessin pour lui-même. Comme le souligne Bertrand Lorquin: «Dans la Nature morte au violon, ou le Danseur, l’artiste utilise l’encre, la sanguine comme autant de pigments légers qui viennent saupoudrer le papier». Cette qualité de maîtrise du dessin, Botero dit la devoir à sa maîtrise de l’art de la fresque étudiée d’après les peintres de la Renaissance ; il explore avec bonheur les techniques de l’aquarelle : «J’humidifie le papier et quand j’ai terminé, je le trempe dans une baignoire pour achever par l’eau le travail des couleurs. J’ai retrouvé les papiers mexicains faits à partir d’un arbre. Ce sont des papiers composés de fibres végétales qui servaient autrefois aux codex mayas (...) j’ai le sentiment d’une plus grande aisance qui me permet de distribuer les coloris tout comme je ressens le dessin comme une sorte de libération».



par Dominique  Raizon

Article publié le 18/01/2004