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Culture

«<i>Le Dernier Caravansérail</i>», une pièce de l’exil

A l’heure où les pays renforcent leurs dispositifs pour dissuader les candidats à l’exil, le théâtre du Soleil nous invite à la Cartoucherie de Vincennes pour «Le Dernier Caravansérail».
Dans la petite brochure qui accompagne le spectateur on peut lire ces quelques lignes d’Hélène Cixous: «Au commencement de nos mémoires, il y eut la Guerre. L’Iliade en fit un récit. Après la Guerre : l’Odyssée. (…) Aujourd’hui de nouvelles guerres jettent sur notre planète des centaines de milliers, des millions de nouveaux fugitifs, fragments de mondes disloqués, bribes tremblantes des pays ravagés dont les noms ne signifient plus abri natal mais décombres ou prisons: Afghanistan, Iran, Irak, Kurdistan… la liste des pays empoisonnés augmentent chaque année. Mais comment raconter ces odyssées innombrables ?» C’est vrai, on ne voyage pas toujours pour faire du tourisme, les médias sont là pour nous le rappeler: la misère est à notre porte, et pousse les hommes hors de leurs frontières: massacres de guerre, famines, barbaries ordinaires, rêves fracassés par des tyrans sanguinaires sont à l’origine d’autant d’exils douloureux.

Raconter toutes ces odyssées de manière sobre, poétique et sensible à la fois, raconter toutes ces vies ballottées qui ne maîtrisent plus rien de leurs itinéraires ni de leurs destinations, c’est justement ce qu’Ariane Mnouchkine a réussi à mettre en scène. Le résultat ? Un spectacle bouleversant d’humanité raconté et joué par des comédiens qui sont aussi, pour certains, des immigrés et des réfugiés ayant connu les affres des situations illégales. On imagine même aisément que pour certains comédiens, éprouvés dans leur chair, le jeu d’acteur a pu avoir valeur de catharsis tant ils semblent parler avec force de leur propre tragédie.

Depuis 1971, une date qui marque l’installation du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, Ariane Mnouchkine lutte avec énergie et constance «contre l’archaïsme, le fanatisme et l’inquisition». Elle dit volontiers quelle «ne plaide pas pour un monde sans frontières, mais pour un devoir d’hospitalité», ne perdant pas l’espoir de participer, à sa manière, à la construction d’un monde plus fraternel.

Un théâtre éthique et poétique

L’exilé perd son pays, son métier, quelquefois ses proches, sa famille; il perd très vite ses repères, mais aussi son identité et, pour ces raisons mêmes, il mérite qu’on le traite avec un peu plus de compassion. Quel est l’outil de résistance de cette maîtresse femme ? le théâtre, un théâtre éthique. Si le sujet qu’elle choisit de traiter est âpre et appelle la retenue, le ton est juste, simple, proche et chaleureux.

La poésie est au rendez-vous: ce sont, en guise de préambule, quelques lignes projetées sur un rideau gris, et une voix off rapporte des bouts de récits racontant des souvenirs, où filtrent angoisses, espoirs, regrets, douleurs et de jolis noms aussi, aux sonorités fleuries; et puis se déchaîne «le Fleuve cruel». Dans une tempête de tissus où s’engouffre l’air, des fuyards emmitouflés s’embarquent sur un frêle esquif, une nacelle de jonc et, comme s’il ne suffisait pas d’avoir à se battre avec les éléments, ils se battent aussi entre eux: la lutte pour la survie ne fait que commencer.

C’est alors que s’enchaînent des tableaux stylisés, comme autant de tranches de vie instantanées, où quelquefois un arbre suffit à définir où l’on se trouve sur la planète : ici un olivier, là un bouleau ou un banian; la couleur d’un costume aussi, ou un vêtement informe; une cabane, une roulotte, une cabine téléphonique, un abris de bus, des châlits dans une cabine situent le lieu de l’action, et un simple grillage représente l’épicentre de toutes les attentes et de tous les trafics, Sangatte. La fosse d’orchestre est également utilisée comme artifice scénographique où les hommes traqués se cachent comme des rats hagards et haletants, en l’attente d’un train improbable qui les emmènerait en Angleterre. La tension dramatique est très forte, et l’économie des moyens donne du relief au sempiternel retour à la case départ: la vie essaie de se faufiler par un trou dans un grillage, et soudain l’horreur est à son comble quand une basket reste coincée dans la maille du filet, car il est impossible alors d’échapper au sort!

La pérégrination dure plus de cinq heures (sans compter les entractes), et pourtant même des enfants âgés de dix ans n’ont pas vu le temps passer. Le rythme est effréné, vif, enlevé et on se laisse embarquer dans un kaléidoscope chargé d’émotions fortes, mais aussi d’humour, comme dans la vraie vie; De Téhéran à Kaboul, à Calais, on traverse sans apitoiement excessif, et sans angélisme naïf des bribes de vie décousues, des langues qui nous sont inconnues et des dialogues sous-titrés, mais cela ne gêne pas le spectateur. La musique est là, permanente, qui soutient un quasi-silence. La bande son suffit pour accompagner le récit de tous ces hommes et de toutes ces femmes, Kurdes, Russes, Tchétchènes ou Afghans: coups de feu, oiseaux, douces mélopées, ou cris habillent cet incroyable mêli-mêlo à l’image du capharnaüm dans lequel nous vivons, et on a du mal longtemps après, à oublier les voyageurs de la Cartoucherie. Chaque tableau glisse sur une planche à roulettes maniée par d’autres comédiens, et si cela imprime fluidité et élégance au spectacle, cela nous renvoie aussi sans aucun doute à une précarité déstabilisante, qui dérange les consciences.

Le spectacle en place depuis novembre dans son cycle entier («Le Fleuve cruel», Ière partie, et «Origines et Destins», IIème partie) doit se jouer jusqu’en février, et sera peut-être prolongé jusqu’à fin mars. La Cartoucherie est un lieu où tout unit et rien ne sépare, chaleureux et convivial, c’est le journal télévisé sans voyeurisme, et avec de l’humanité en plus. Et puis, bien que fixée depuis l’été 2001, l’épopée de l’exil n’a rien perdu, hélas, de son actualité.



par Dominique  Raizon

Article publié le 14/01/2004