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Culture

Dernière visite avant fermeture définitive

Le personnel du musée de l’Homme manifeste ce lundi contre la fermeture de ses salles d’ethnologie. A terme, ce sont quelque 300 000 pièces qui seront déménagées, stockées, avant d’aller enrichir pour certaines d’entre elles des établissements en cours d’élaboration. La protestation vise non seulement le démantèlement et la disparition définitive d’une partie des missions affectées au musée de l’Homme, mais au-delà ce sont les projets officiels en matière de restructuration des musées nationaux qui sont dénoncés. Selon ses détracteurs, le principe de l’inaliénabilité des œuvres appartenant au patrimoine national est gravement compromis et ouvre la voie à une spéculation féroce.

Jean Mennecier est en colère. Non pas parce qu'il vient d'être qualifié, sur les ondes de RFI, de « Français d'appellation d’origine non-contrôlée » par son vieux complice Demba Sow ( Ecouter l’entretien, Demba Sow est l'Invité Afrique -28 février 2003), gardien au musée de l'Homme, qui rappelait vendredi matin ce que, selon lui, l'humanité doit à la vénérable institution. D'ailleurs Jean Mennecier n'a pas écouté l'entretien. Et il se moque bien de ce que Demba peut dire de lui. Il a beau être à six mois de la retraite, le menuisier du musée, porte-parole de l'assemblée générale du comité Patrimoine et résistance, engage son dernier combat avec une détermination de jeune homme, bien conscient pourtant d’être certainement sur le point de perdre cette ultime bataille. Car, malgré tous les «esprits» qui hantent les lieux, il n’y aura pas de miracle. Il l'avait pressenti, puis la tendance s'est affirmée: mais « je ne pouvais pas prévoir qu'on liquiderait toute la Civilisation ! », déclare-t-il. Car c’est ainsi que l’on interprète dans la vieille et vénérable maison le déménagement et la fermeture définitive de la totalité des galeries d’ethnologie du musée.

La science, l’art, l’argent

Pire que tout : l’incertitude qui plane sur l’avenir du musée et de ses personnels. « Lundi, on manifeste. Mardi ça va, puisque c’est le jour de fermeture hebdomadaire. Mais mercredi, qu’est-ce qu’on va faire ? », s’interroge ce gardien. Les salles d’Afrique subsaharienne, de Madagascar, d’Afrique du nord et du Proche-Orient auront fermé le 2 mars. Puis viendra le tour des salles consacrées à l’Océanie, le 10 mars. L’Amérique et le Salon de musique déménageront le 16. Enfin l’Asie et l’ours blanc d’Arctique partiront le 20 avril. Seules subsisteront alors les grandes expositions, maintenues dans les galeries d’anthropologie biologique et de la préhistoire. Belles expositions au demeurant, mais manifestement élaborées avec un souci de rupture muséographique. L’aspect spectaculaire de la mise en scène des unes tranche singulièrement avec la sobriété de l’apparent bric-à-brac patiemment reconstitué par les chercheurs, dans les salles d’ethnologie, avec leurs inévitables petits bristols explicatifs dactylographiés. Conscient du trouble provoquée par cette amputation, une mission de réflexion sur l’avenir du musée de l’Homme a été annoncée, vendredi. Elle est dirigée par le conservateur général du patrimoine et directeur du Centre de recherche et de restauration des musées de France. Elle remettra son rapport le 15 septembre.

D’ici là quelque 300 000 objets «poussiéreux» auront rejoint des entrepôts en attendant une nouvelle résurrection. Tous sont, à divers degrés, des trésors. Mais certains n’ont d’autre valeur qu’ethnologique et, à ce titre, ne sont pas de nature à s’exposer hors d’un contexte strictement pédagogique. Pas de mise en scène possible: l’éclairage ne fera jamais de la calebasse une œuvre d’art. Pour ceux-là Jean Mennecier ironise: « J’ai bien peur qu’ils n’arrivent pas au bout du voyage, qu’ils ne "tombent du camion"! ». Expression consacrée pour suggérer qu’ils ne seront pas perdus pour tout le monde.

Dans ce combat, la bataille des critères constitua la rupture initiale entre les savants et les esthètes. Lorsqu’en 1995 le président Chirac s’installe à l’Elysée, il a un projet. Lui-même grand amateur d’art, notamment africain, il veut accompagner une entreprise de réhabilitation des œuvres africaines qui passe selon lui par la création d’un musée qui leur serait spécialement dédié. C’est un projet très ancien. Le débat agite en fait le petit milieu des spécialistes et des artistes depuis... un siècle! Depuis que la machine à vapeur a mis en contact les Occidentaux avec ces drôles d’objets venus d’ailleurs qui inspirent émotion et réflexion. L’argument de la dignité d’une production africaine à accéder au statut d’œuvre d’art et d’être exposée dans les musées les plus prestigieux, fait mouche. Des militants s’en emparent et parmi eux figurent d’importants collectionneurs qui finissent par atteindre, en cette fin de XXe siècle l’entourage du président de la République. A l’influencer, peut être. Et qui voient enfin aboutir le combat de toute leur vie: les arts (dits) premiers, anciennement «primitifs», non-occidentaux en tout cas, accèdent à la consécration et entrent au Louvres en 2000, avant de rejoindre bientôt, en 2005, le musée du quai Branly qui leur sera entièrement consacré.

Mais, pour le coup, la Science et l’Art ne font pas bon ménage et les ethnologues dénoncent, derrière cette volonté esthétisante, un véritable détournement d’objets qui, échappant à la raison scientifique, deviennent sujets de passion, d’émotion, voire de convoitise propice à alimenter le pillage des œuvres. Si, en 1995, ils ne pressentent que l’effet déstabilisateur des projets présidentiels sur la pérennité de leur mission, la loi sur les musées va constituer pour eux le coup de grâce. Cette loi, votée le 4 janvier 2002, prévoit en effet le « déclassement » de pièces réputées inaliénables, contournant ainsi l’impossibilité de vendre les collections publiques. La loi s’accompagne d’une plus grande autonomie des musées qui, selon ses détracteurs, « conduit tout droit à la privatisation de leur gestion dans le cadre des lois de décentralisation et de régionalisation ». Ces décisions s’inscrivent exactement, selon eux, dans le cadre des consignes données par l’Organisation mondiale du commerce, visant à libéraliser le secteur « récréatif, culturel et sportif ».

Face à ce profond bouleversement dans la gestion des musées, et craignant à terme une dilapidation du patrimoine, le musée de l’Homme est donc entré une nouvelle fois en résistance et a créé un comité de défense et d’information. Il sera au premier rang des protestataires, ce lundi. Pour la tactique, Jean Mennecier et Demba Sow ont leur petite idée: « On va envoyer les vieux devant », déclare le premier. « On va leur envoyer Jean Rouch, et nous on sera derrière pour le soutenir. Et puis on verra bien. On va se battre. Mais au fond... C’est à chialer ».

Ecouter également :
Jean Rouch, ethnologue et cinéaste au micro de Philippe Cergel (03/03/2003, 5')



par Georges  Abou

Article publié le 03/03/2003