Irak
Six militaires américains «blâmés»
(Photo : AFP)
«Des carrières vont être brisées, des mesures prises», ont répété tout le week-end les porte-parole de l’armée américaine et du gouvernement américain à la suite des révélations sur les sévices commis par des militaires américains à l’encontre de prisonniers irakiens dans la prison d’Abou Ghraib, près de Bagdad. Les premières mesures viennent de tomber: six militaires, officiers de haut rang comme simples soldats viennent de faire l’objet d’un blâme, un autre soldat a reçu une «lettre d’admonestation» et une enquête criminelle est en cours sur six autres militaires soupçonnés d’être impliqués dans ces exactions.
Les blâmes, précise-t-on, sont les sanctions les plus importantes au sein de l’armée, mais le nom des militaires sanctionnés, ainsi que leurs grades, restent –en principe–confidentiels. Eu égard à l’émotion suscitée en Irak, aux États-Unis et dans le reste du monde, ces blâmes semblent une punition bien légère s’agissant d’actes de torture.
En tout cas, il est une personne parmi les six militaires sanctionnés qui n’entend pas porter le chapeau pour l’ensemble de l’armée américaine: le général Janis Karpinski, en charge des centres de détention en Irak. Seule femme officier général à être en Irak, elle est en outre une réserviste et non militaire de carrière. Pour elle, il ne fait aucun doute que ce sont d’excellentes raison d’en faire un bouc émissaire et elle a déjà commencé à contre-attaquer en déclarant à la presse que le quartier de haute sécurité de la prison d’Abou Ghraib se trouvait en fait sous le contrôle direct du renseignement militaire, chargé de l’interrogatoire des détenus. Ces affirmations viennent confirmer les révélations du célèbre journaliste d’investigation Seymour Hersh dans le New Yorker. Citant un rapport confidentiel de l’armée américaine, Hersh affirme que les instructions des services de renseignement consistaient à stresser au maximum les détenus pour obtenir des informations.
Prenant apparemment rapidement la mesure de la catastrophe politique que représentait la diffusion mercredi par la chaîne CBS de ces images de prisonniers empilés dans leur nudité devant des soldates américaines hilares, soumis à des humiliations et à des sévices qui relèvent de la torture, le président Bush a dès jeudi fait part de son «dégoût» et le général Myers, chef d’état-major interarmées, a fait le tour des chaînes américaines pour assurer qu’il s’agissait de «cas isolés». En Grande Bretagne, où de semblables allégations ont vu le jour concernant cette fois des soldats britanniques, l’authenticité des photographies est mise en cause.
(Photo : DR)
Abou Ghraib, centre de torture sous Saddam Hussein
Tel n’est pas le cas en ce qui concerne les photos d’Abou Ghraib. D’autant que, par les lettres de soldats à leur famille, il semble que les témoignages abondent. Selon l’édition de ce lundi de Newsweek, dès le mois de janvier, un membre de la police militaire avait découvert sur le CD-ROM d’un soldat des photos numériques montrant des scènes de torture et l’avait transmis à ses supérieurs. Le général Sanchez, qui commande les forces américaines en Irak, avait donné instruction au général Taguba d’enquêter. C’est le rapport Taguba qui a nourri l’essentiel de l’article de Seymour Hersh.
Mais au-delà des faits bruts, choquants pour tous et condamnés par tous les responsables, y compris sans doute ceux qui savaient et ont laissé faire, l’impact dans l’ensemble du monde arabe est désastreux, bien au-delà de ce que pouvaient redouter dans leurs pires cauchemars les responsables de la communication américaine. Du temps de Saddam Hussein, la prison d’Abou Ghraib était le lieu redouté entre tous par les Irakiens. Son nom rimait avec tortures, exécutions sommaires, disparitions. Le premier acte des Américains après la prise de Bagdad a été d’ouvrir les portes d’Abou Ghraib et de libérer tous ceux qui s’y trouvaient (y compris, d’ailleurs, des condamnés de droit commun).
Or, en ce même lieu, les libérateurs d’hier sont, à leur tour, devenus tortionnaires. Jusqu’à ce simulacre de torture à l’électricité diffusé par CBS, montrant un détenu cagoulé, forcé de se tenir debout sur une caisse, les mains reliées à des fils électriques: les Américains qui l’interrogeaient lui disaient que s’il tombait sur le sol, il serait instantanément électrocuté! Or, aucun Irakien n’ignore que sous Saddam Hussein, des détenus ont été électrocutés en masse dans les sous-sols inondés de cette même prison lorsque les bourreaux ont plongé un câble haute tension.
Dans les rues et les cafés de Bagdad, la réaction est unanime et peut se résumer ainsi: «au moins, Saddam Hussein ne prétendait pas être venu nous libérer!». Comme il fallait s’y attendre, les télévisions arabes par satellite, Al Jazira et Al Arabiyya en tête, ont diffusé en boucle les images de CBS. Voici quelques jours encore, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le secrétaire d’État Colin Powell n’avaient pas de mots assez durs pour condamner ces télévisions arabes qui, selon eux, encouragent la haine antiaméricaine et font le jeu des terroristes. Cette fois-ci, ils ont jugé préférable de garder pour eux leurs critiques.
Entre le bourbier de Falloujah, la guérilla de Moqtada Sadr, le départ précipité des soldats espagnols et la difficulté à trouver des interlocuteurs crédibles, le «transfert de pouvoir» aux Irakiens après le 1er juillet s’annonçait bien assez difficile comme cela. Mais à deux mois de cette échéance, la révélation des pratiques qui ont cours à Abou Ghraib réduit à très peu de choses la marge de manœuvre politique qui reste aux Américains en Irak. Et ce n’est pas le «blâme» infligé à six soldats qui suffira à redresser la situation.par Olivier Da Lage
Article publié le 03/05/2004 Dernière mise à jour le 05/05/2004 à 06:22 TU