Sierra Leone
Enfants soldats contre chasseurs traditionnels

( Photo : AFP )
Le procureur du tribunal spécial a recensé quelque 138 témoins à charge contre les responsables des crimes de guerre commis pendant la guerre civile. Les auditions commencées ce 14 juin doivent alimenter les dossiers de la douzaine d’accusés retenus par la Cour en tant que responsables principaux des exactions en tous genres commises par l’ensemble des anciens belligérants. Les accusés triés sur le volet proviennent de l’ex-rébellion du Front révolutionnaire uni (RUF), mais aussi des anciennes milices pro gouvernementales formées par les chasseurs traditionnels Kamajor. Sont également inculpés plusieurs anciens responsables de l'éphémère junte militaire du Conseil révolutionnaire des forces armées (AFRC), qui avait renversé le président Kabbah en 1997, mais aussi des Libériens, au premier rang desquels Charles Taylor.
L’ancien chef du RUF, Foday Sankoh est mort en prison, celui de l’AFRC, Johnny Paul Koroma, a disparu, le Libérien Sam Bockarie, a été tué en Côte d’Ivoire. Restent onze principaux responsables qui doivent répondre à Freetown des exactions, des pillages et des destructions de villages qui ont dévasté le pays entre 1991 et 2001. Pour la première fois dans l’histoire de la justice internationale, le tribunal reprend également dans ses chefs d’accusation l’enrôlement de milliers d’enfants soldats et les «mariages forcés». «Tout au long du procès, nous ferons témoigner des enfants qui ont combattu. Ils vont raconter l'un après l'autre les horreurs qu'ils ont perpétrées. Ils vont courageusement se présenter devant vous pour dire au monde l'histoire tragique des enfants soldats de Sierra Leone», annonce le procureur du tribunal, soulignant que ces enfants de la guerre ont été recrutés par chacun des belligérants. Mais c’est face à leurs sergents recruteurs Kamajor que les premiers d’entre eux seront appelés à la barre.
Le tribunal a démarré ses travaux le 3 juin dernier par la mise en accusation de trois anciens Kamajor : l'ex ministre de l'Intérieur Sam Hinga Norman et deux vétérans des Forces de défense civiles (CDF), Moinina Fofana et Allieu Kondewa. Considérés comme des héros nationaux par les partisans du président Kabbah pour lequel ils ont combattu le RUF, tous les trois sont accusés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Leur procès avait été ajourné une première fois, quelques heures après son ouverture, Sam Hinga Norman ayant récusé ses avocats et demandé à se défendre seul. «Nous jugeons que le droit de l'accusé à se représenter lui-même ne peut être exercé qu'avec l'assistance d'un avocat», a répondu la cour le 8 juin, suscitant la colère de l’accusé tout de blanc vêtu qui a demandé à être ramené en cellule pour ne pas assister à l’audience.
«Les fantômes de milliers de morts assassinés sont parmi nous, ils réclament un procès juste et équitable pour faire savoir au monde ce qui s'est passé ici, en Sierra Leone», avait lancé le procureur américain David Crane à la séance inaugurale du tribunal. Mais, depuis son inculpation en mars 2003, l'ancien ministre Sam Hinga Norman reste considéré comme un homme providentiel face à la cruauté du RUF avec laquelle il a pourtant rivalisé. Et visiblement, le chef Kamajor tente de tirer parti de cette aura de «libérateur». En janvier dernier, le tribunal l’avait interdit de visites et de conversations téléphoniques, en lui reprochant des «communications incitant ses partisans à troubler l'ordre public, en utilisant les équipements de communication fournis par le service de détention». Le procureur, David Crane, redoutait alors que le remuant chasseur appelle «des factions diverses à prendre les armes».
C’est le chef de l’Etat aujourd’hui encore en fonction, Ahmad Tejan Kabbah, qui avait demandé l’aide de Norman et de ses milices CDF en 1996. Le chasseur avait assez rapidement noyauté l’armée régulière avant de se transformer en négociateur lors de l’éphémère accord de paix de Lomé (juillet 1999-mai 2000). Il s’était alors très personnellement opposé à l’amnistie accordée au RUF. La paix imposée en janvier 2002 et Norman élevé au rang de ministre de l’Intérieur, il n’avait eu de cesse de recommander la plus grande sévérité pour sanctionner les exactions de l’ancienne rébellion rendue célèbre par sa pratique de l’amputation. En revanche, menace son avocat : «une condamnation de Hinga Norman serait une condamnation de la démocratie en Sierra Leone; cela constituerait un précédent fâcheux si une chose aussi horrible devait se reproduire et que les gens qui veulent se lever pour défendre leurs communautés se ravisent par peur de poursuites judiciaires».
«Faire comparaître Taylor»
A partir du 5 juillet, trois anciens chefs du RUF, Issa Sesay, Morris Kallon et Augustine Gbao, prendront place à leur tour au banc des accusés. Aucune date n’a en revanche encore été fixée concernant les inculpés de l’AFRC. Quant à Charles Taylor, il faudrait au préalable que le président Olusegun Obasanjo accepte de le livrer à la justice internationale, ce qu’il a déjà refusé au procureur du tribunal, en dépit du mandat d’arrêt international lancé par le tribunal en mars 2003. Peu après, en août 2003, le président nigérian avait offert un point de chute à Taylor pour désamorcer ses velléités de relancer la guerre. Ce «marché» avait permis l’installation d’une transition civile à Monrovia. Mais à Lagos, des voix s’étaient élevées pour dénoncer un droit d’asile «usurpé». Début juin 2004, un recours en justice a été «constitué sur la base des plaintes de deux Nigérians, Emmanuel Egbuna et David Anyaele, qui ont été soumis à des tortures physiques et psychologiques en Sierra Leone par les rebelles du RUF en 1999», comme l’explique l’une des associations qui soutient les victimes, l’Open society for justice Initiative (OSJI). Les plaignants «ont été amputés par des membres du RUF, l'un au niveau des poignets, l'autre au niveau des coudes, alors qu'il y avait des violences contre les Nigérians, membres de l'Ecomog», la force ouest-africaine dépêchée en Sierra Leone, indique l’OSJI qui demande, avec une quinzaine d’autres associations nigérianes, que «l'asile soit annulé et que Taylor comparaisse devant la cour spéciale en Sierra Leone».
Le 14 juin, la Haute cour fédérale du Nigeria a ajourné le procès au 1er juillet. De son côté, un proche de Charles Taylor moque une action en justice «inutile». «Nous ne sommes pas dérangés du tout parce que nous savons que notre présence au Nigeria fait partie intégrante du processus de paix au Liberia», ajoute-t-il, en concluant : «l’asile a été accordé à Charles Taylor pour des raisons politiques et il sera traité politiquement». Pour sa part, le président Obasanjo s’était fait représenter devant la Haute cour. Récemment, il avait aussi concédé une possible extradition de Taylor à Monrovia, si les autorités libériennes le demandent. Mais celles-ci se sont bien gardé de réclamer un fauteur de guerre qui pourrait leur causer plus de souci encore que son adversaire Kamajor de Sierra Leone n’en suscite à Freetown.
par Monique Mas
Article publié le 15/06/2004 Dernière mise à jour le 15/06/2004 à 16:10 TU