Soudan
Darfour : Washington et l’Onu en campagne
Photo: AFP
Les déclarations se sont multipliées au cours de ces dernières heures alors que le Soudan est à nouveau au cœur des préoccupations de la communauté internationale, Etats-Unis et Onu en tête. L’arrivée mardi à Khartoum du secrétaire d’Etat américain a été marquée d’emblée par une sévère mise en garde de Colin Powell aux autorités soudanaises. Dès son arrivée, le chef de la diplomatie américaine a eu avec le président soudanais Omar al Béchir une conversation qu’il a qualifiée de « franche et directe », au cours de laquelle il a réclamé de son hôte qu’il mette fin à la tragédie du Darfour. Colin Powell a notamment exigé l’arrêt des raids des janjaweed, ces miliciens qui, à la solde des autorités, terrorisent les populations de cette région occidentale du Soudan, située aux confins du pays, à la frontière du Tchad.
Depuis la reprise des hostilités au Darfour à l’initiative de deux mouvements rebelles, il y a dix-huit mois, le conflit vire à l’épuration ethnique. Selon les rapports élaborés par l’Onu et les témoignages des ONG, les miliciens armés par Khartoum terrorisent les populations locales, engagent des opérations disproportionnées et jouissent d’une totale impunité. Dans son dernier document sur le Darfour, l’Onu indiquait que la région vivait sous un régime de terreur. Selon l’organisation internationale, les exactions perpétrées dans cette région « pourraient constituer des crimes de guerre et/ou des crimes contre l’humanité ». En un an et demi, le conflit a fait plus de 10 000 morts, un million deux cent mille déplacés et réfugiés (au Tchad), anéanti les ressources de ses habitants et l’espoir de faire redémarrer l’agriculture avant la saison des pluies imminente et menacé la stabilité régionale, en raison des incursions soudanaises en territoire tchadien.
Les perspectives sont effrayantes. Selon l’administrateur de l’agence fédérale américaine pour le développement international (USAID), « si rien ne change, il y aura un million de victimes. Si les choses s’améliorent, nous pourrons descendre à 300 000 morts ».
Convergence entre l’Onu et Washington
Colin Powell a aussi réclamé du président al Béchir une relance des pourparlers politiques avec les deux groupes rebelles ainsi que l’ouverture de la région aux organisations humanitaires et l’envoi sur place d’observateurs internationaux supplémentaires pour superviser un cessez-le-feu qui n’est toujours pas respecté. « Si la situation n’évolue pas rapidement dans tous ces domaines, il faudra alors que la communauté internationale songe à envisager de nouvelles actions, y compris au niveau du Conseil de sécurité (de l’Onu) », a déclaré M. Powell.
De son côté le chef de l’Etat soudanais a réitéré son engagement à permettre l’accès aux populations et à assurer la sécurité dans le Darfour. « J’annonce la suppression des mesures administratives et douanières relatives à l’arrivée de l’aide humanitaire au Soudan, afin que nous puissions sortir de la crise (au Darfour) », a déclaré Omar al Béchir qui a également confirmé « l’engagement de l’Etat à fournir le maximum de facilités et d’assistance (…) en coopération avec les organisations internationales » et à « redoubler d’efforts sur les plans administratif, technique et de la sécurité, afin de permettre que l’aide arrive à ceux qui en ont besoin avant la saison des pluies ».
C’est dans ce contexte de pression internationale que le secrétaire général de l’Onu était attendu à son tour, mercredi, à Khartoum. Accompagné du secrétaire d’Etat américain, Kofi Annan devait se rendre dans les camps de réfugiés du Darfour. Le secrétaire général s’est également montré menaçant à l’égard du pouvoir soudanais : « Si ce gouvernement n’est pas capable ou ne veut pas (protéger les habitants du Darfour), la communauté internationale devra faire quelque chose à ce sujet », a déclaré M. Annan à la veille de son départ pour le Soudan. Cette situation soudanaise laisse apparaître, pour l’occasion, une parfaite convergence de vue entre l’Onu et Washington, tous deux manifestement très préoccupés à l’idée d’une aggravation de la situation.
Le Darfour surgit dans la campagne électorale américaine
A y regarder de plus près, outre l’intérêt pétrolier manifesté par Washington dans ses relations avec l’Afrique, cet intérêt de la Maison Blanche pour le Darfour paraît décalé. Avec ses échéances électorales en perspective, ses corps expéditionnaires déployés à l’étranger, l’Amérique a déjà largement de quoi nourrir son espace politique. L’ouverture d’un nouveau front africain, fut-il humanitaire, ne répondrait donc à aucune autre exigence que d’anticiper et de court-circuiter l’entrée fracassante d’une catastrophe dans la campagne électorale, sur laquelle l’administration sortante aurait à rendre des comptes. Concordance des calendriers, c’est en effet en pleine campagne américaine que le pic de cette tragédie pourrait survenir. On imagine l’effet déplorable produit par les images de cette catastrophe annoncée sur les télévisions américaines.
Tant au sein de l’administration américaine qu’au siège de l’Onu, un débat est en cours sur la qualification des crimes commis au cours de ces derniers mois par les milices supplétives de Khartoum, les janjaweed. On leur attribue les massacres des populations qui ont décimé les villages du Darfour et poussé vers l’exode les déplacés et réfugiés. Or, depuis plusieurs semaines, circule le terme de « génocide », lourd de conséquence, pour désigner les éliminations systématiques et la politique de la terre brûlée pratiquée dans cette région. En effet, la qualification de génocide, si elle est officiellement adoptée, est censée déclencher de la part de l’Onu une réaction automatique, sous forme d’intervention visant à faire cesser le processus en cours.
Ce principe vaut pour les Etats-Unis où les organisations non-gouvernementales sont actuellement particulièrement actives dans ce dossier et mobilisent les médias. Certains observateurs estiment que la perspective de l’irruption d’un génocide au Darfour dans la campagne électorale américaine serait une catastrophe politique pour l’administration sortante et expliquent que la visite du secrétaire d’Etat et les menaces adressées par Washington à Khartoum ont pour objectif de désamorcer cette crise émergente sans avoir à déployer des soldats américains dans ce pays, le plus grand d’Afrique, et en guerre civile depuis plus de vingt ans.
par Georges Abou
Article publié le 30/06/2004 Dernière mise à jour le 30/06/2004 à 13:15 TU