Ukraine
Manifestations massives et déterminées
(Carte : NG/RFI avec GéoAtlas)
De notre envoyé spécial à Kiev.
Allaient-ils revenir ? Allaient- ils être aussi nombreux qu'à la veille ? La réponse est « oui » : non seulement ils sont aussi nombreux mais même plus nombreux qu’hier à la même heure. L’opposition parle de 300 000 personnes : c’est évidemment difficile à évaluer mais c’est une foule très dense qui converge autour de la place de l’Indépendance, noire de monde, et sur l’avenue Krechiatik qui est la principale artère de Kiev, l’équivalent des Champs Elysées à Paris. Le trafic est donc fermé aux voitures. C’est une foule très diverse. Il y a là toutes les couches de la société : des étudiants, des retraités mais aussi des hommes et des femmes qui ont décidé de ne pas aller travailler pour prendre part à ce mouvement de « résistance civile », comme l’a baptisé Viktor Iouchtchenko.
C’est dire la force de cet engagement et l’enthousiasme de ces manifestants. Car c’est une foule très festive, très joyeuse, qui estime qu’elle a été spoliée de son droit de vote. De ce point de vue, le compte-rendu des observateurs internationaux était on ne peut plus clair : les irrégularités ont été innombrables. Dans l’Est notamment, grâce à un système de procuration, certains électeurs ont pu voté, une fois, deux fois, dix fois et même davantage. Dans la région de Donetsk, la commission centrale donne une participation de 98% des voix, ce qui est impossible évidemment. Les gens demandent des comptes et exigent que l’on recompte les voix. Et puis ce mouvement prend de l’ampleur également en province : à Lviv, il y aurait 100 000 personnes dans la rue ce qui est considérable pour cette ville de province de l’ouest du pays.
Menaces de répression
C’est une menace qui pèse évidemment : « les structures de force », comme on les appelle dans le monde post soviétique, se sont dites prêtes à intervenir. Mais cela appelle plusieurs remarques. Tout d’abord la faisabilité d’une intervention musclée contre une foule aussi nombreuse : on voit mal techniquement comment on pourrait chasser ces manifestants. L’autre remarque ou plutôt l’autre question qu’il faut se poser, c’est de savoir si la police, l’armée, les forces spéciales obéiraient toutes aux ordres si on leur demandait d’intervenir. Il n’y pas de réponse claire à cette heure mais, dans ce type de situation, les allégeances sont très volatiles.
Déjà, dans l’ouest du pays, des représentants des forces de l’ordre avaient dénoncé avant le second tour les pressions dont ils étaient l’objet de la part de leurs supérieurs qui exigeaient d’eux qu’ils obtiennent ces fameuses procurations et qu’ils les remettent à leur hiérarchie pour en faire l’usage que l’on sait. Donc tout cela réuni rend l’hypothèse d’une intervention répressive peu consistante pour le moment. Et, de plus, il y aurait alors des risques de dérapages violents. Ce n’est pas forcément aujourd’hui dans l’intérêt d’un pouvoir dont la légitimité est mise en doute.
La Russie comme seul soutien
Vladimir Poutine qui a fait campagne personnellement pour le candidat pro-russe a tenté de prendre tout le monde de vitesse en appelant Viktor Ianoukovitch depuis le Brésil hier où il était en visite officielle, alors même que les résultats définitifs n’étaient pas publiés et ne le sont toujours pas à cette heure. La commission électorale centrale n’a pas rendu son rapport final. A l’inverse, les Etats-Unis, l’Union européenne, la Pologne voisine qui soutient l’avènement de la démocratie en Ukraine, tous ont émis des doutes sur le résultat du scrutin. Il y donc très clairement une ligne de fracture entre l’ouest et l’est de l’Ukraine ou, plus précisément, entre la Russie et les occidentaux.
L’Ukraine est au centre de ce monde là, entre 2 forces centrifuges : Moscou qui considère que ce pays fait partie à jamais de son orbite et qui n’a jamais vraiment accepté l’indépendance ukrainienne. Et de l’autre l’Union Européenne qui longtemps a considéré que l’Ukraine n’était pas dans sa sphère et surtout qu’il ne fallait pas fâcher la Russie et Vladimir Poutine. Ce point de vue est en train de changer pour une raison simple : c’est que l’Europe s’est élargie avec, depuis le 1er mai dernier, l’arrivée des anciens satellites de l’Union soviétique qui ont importé à Bruxelles une nouvelle façon de voir le monde et l’Europe et qui savent pour l’avoir vécu ce que cela veut dire que de faire partie de l’empire russe aujourd’hui et soviétique hier. Et qui considèrent la Russie comme une puissance impériale et dominatrice.
Les scénarios
C’est l’inconnue à cette heure. On notera plusieurs choses : tout d’abord que les résultats définitifs n’ont pas été publiés. Cela laisse une petite fenêtre pour sinon négocier du moins revoir peut-être quelques protocoles électoraux jugés par trop frauduleux. Mais cela ne serait pas suffisant pour mettre un terme au mouvement.
On notera encore que l’actuel chef de l’état est resté étrangement muet depuis 48 heures. Pourquoi ? Il est en position d’arbitre puisqu’il a la possibilité constitutionnelle d’annuler le scrutin en considérant qu’il ne s’est pas déroulé dans des conditions acceptables. Mardi après-midi, le parlement était réuni en session extraordinaire pour examiner les résultats de l’élection présidentielle.
par Jean-Frédéric Saumont
Article publié le 23/11/2004 Dernière mise à jour le 23/11/2004 à 14:22 TU