Italie
La mafia napolitaine se déchaîne
(Photo : AFP)
De notre envoyée spéciale à Naples
Au cours de ce mois, pas une semaine ne s’est déroulée sans qu’un ou plusieurs meurtres n’ensanglantent une journée napolitaine. Le dernier en date est celui d’un mafioso, âgé de 50 ans. Vincenzo Orio entamait son plat de spaghetti lorsque deux tueurs ont fait irruption dans la pizzeria «Paradiso». Après avoir criblé de balles son corps, il se sont enfuis à bord d’une moto.
C’est le cent-trentième homicide depuis le début des vendettas entre les fidèles du clan de Paolo Di Lauro, surnommé «Ciruzzo le millionnaire», et les sécessionnistes. Le contrôle du marché de stupéfiants qui rapporte 500 000 euros par jour au clan Di Lauro est au centre de cette guerre qui fait rage essentiellement au nord de Naples.
«Ciruzzo le millionnaire» a en effet élu comme fief le quartier de Secondigliano et surtout celui de Scampia avant de prendre la fuite, il y a deux ans. Certains de ses fils –il en a onze– ont pris le relais. Mais ils sont bien moins respectés que leur père. D’où la création d’un groupe de dissidents et cette violence qui sème la terreur, tout particulièrement dans la cité-ghetto de Scampia.
Construit entre les années soixante-dix et quatre-vingt, grâce à une loi sur les logements sociaux, ce quartier de 55 000 habitants a été créé pour loger des familles démunies ou à revenus modestes. «ll n’y a pas que des chômeurs ou des camorristes [membres de la Camorra, la mafia napolitaine], il y aussi des fonctionnaires, des ouvriers, des gens qui ne demandent qu’à vivre honnêtement» précise Geppino Fiorenza, directeur de l’antenne napolitaine de Libera, l’association contre les mafias fondée par don Luigi Ciotti.
La vue d’ensemble est en tous cas sinistre. D’immenses bâtiments, les fameuses Vele, des HLM en forme de voile aurique, dominent des groupes d’immeubles dégradés dans une sorte de désert où l’unique endroit de socialisation serait le parc municipal orné de palmiers géants. Mais il est trop vaste pour être fréquenté sans peur, trop proche des barricades érigées en forteresses par les camorristes. Les rues sont anonymes, les fontaines sans eau, il n’y a aucun centre commercial, pas de cinéma, pas de bar, pas de salle de sports, pas de crèche. Une seule loi semble régner, celle de l’Omertà [la loi du silence].
«Construire des immeubles au vert, c’était une idée positive en soi. Mais le résultat s’est avéré catastrophique, l’architecte qui avait planifié Scampia s’est d’ailleurs suicidé. On a y concentré des milliers de personnes sans perspective d’avenir et pendant plusieurs décennies ce quartier a été abandonné à son destin » déplore Geppino Fiorenza.
Cette cité-dortoir surnommée le « Bronx », les Vele ou encore la 167 (c’est le numéro de la loi sur les logements sociaux) est ainsi devenu un terrain de conquête de la Camorra: trafic de drogues, contrebande, paris clandestins… Compte tenu de sa population, plutôt jeune, Scampia est aussi un lieu de recrutement idéal. On le comprend encore mieux quand on sait qu’à la différence de la mafia sicilienne qui est issue du milieu rural, la Camorra est un phénomène urbain de masse structuré en gangs. «Si la mafia s’apparente à une pieuvre, une tête unique avec des tentacules puissants, la Camorra ressemble plutôt à une hydre dont les têtes repoussent dès qu’on les coupe», explique Tom Behan dans son ouvrage Enquête sur la Camorra.
Pourtant, avec l’aide de fonds structurels européens, le soutien d’associations très dynamiques, dont Libera, et l’appui de la municipalité de Naples, Scampia dispose aujourd’hui de bonnes écoles et même de lycées modèles comme l’Institut technique Galileo-Ferraris. «En ce moment, confie une enseignante de cet établissement, nous sommes inquiets, par crainte de vendettas transversales, certaines familles gardent leurs enfants chez elles ou se sont enfuies, sans donner signe de vie. Il y a entre 10 et 25% de présence en moins. C’est vraiment regrettable car parmi nos élèves nombre d’entre eux rejètent, ou ont appris à rejeter, la culture de la Camorra».
Six chances sur dix de mourir avant 25 ansPour sa part, Tano Grasso, le commissaire anti-racket nommé par le maire de Naples, Rosa Russo Jervolino, ancien ministre de l’Intérieur, souligne qu’il serait erroné de vouloir identifier à la mafia napolitaine toute la population de quartiers comme celui de Scampia, mais qu’il faut agir vite pour les nouvelles générations. « En attendant que le quartier soit requalifié, ce qui est prévu par la région, nous devons tous nous retrousser les manches. Toutes les opportunités doivent être prises, très tôt car dès l’age de dix ans, les enfants peuvent être enrôlés. A 18 ans, un jeune pourra gagner 1 000 euros par jour, avec le trafic de stupéfiants, mais il aura six chances sur dix de mourir avant 25 ans. S’il choisit le chemin de la légalité il sera moins riche mais un homme libre. Ce sont des messages comme celui-ci que nous parvenons à faire passer dans les cours d’éducation à la légalité qui sont dispensés dès l’école primaire. »
Du coté de l’État, il aura fallu attendre la cent-vingtième victime de la guerre des gangs pour que le gouvernement décide que «Naples est une priorité» et envoie 350 policiers et carabiniers supplémentaires, 45 experts spécialisés dans les enquêtes sur l’économie illégale ainsi que du matériel.
Le 7 décembre, 1 000 hommes ont été mobilisés pour une vaste opération dans les quartiers de Secondigliano et Scampia. Une cinquantaine de personnes ont été arrêtées, dont un des fils de Paolo Di Lauro. Dix jours plus tard, la police italienne a mis la main sur un des caïds de la Camorra, Vincenzo Mazzarella, qui se trouvait dans le parc Eurodisney à Marne-La-Vallée, en France. Le même jour, onze mafiosi ont été écroués à Naples et trois autres gros bonnets ont été arrêtés tout récemment dans l’arrière-pays napolitain.
«Nous n’accorderons aucune trêve à la criminalité organisée» a promis le ministre de l’Intérieur Giuseppe Pisanu, lors de sa récente visite à Naples.
La stratégie mise en place passe par un contrôle renforcé des lieux à haute densité camorriste et la chasse aux patrimoines constitués de façon illégale (des biens d’une valeur de 650 milliards d’euros ont déjà été saisis ainsi qu’une énorme quantité de cocaïne). Apparemment elle semble porter ses fruits. Mais le maire de Naples, elle-même très engagée dans le combat contre la Camorra, modère son enthousiasme. «Le gouvernement ne doit pas être présent seulement dans l’urgence. Sans investissements à long terme, sans une justice plus efficace et surtout sans aides pour l’emploi la camorra continuera de proliférer, n’oublions pas que les chômeurs constituent la première main d’œuvre de la criminalité organisée. O,r 53% des jeunes napolitains sont au chômage ».
Trafic de drogue, racket, usure, monopole des jeux clandestins et du béton, contrebande, contrefaçon de Cd, Dvd , accessoires de luxe et vêtements… autant d’activités qui rapportent vraiment très gros. Le chiffre d’affaire annuel de la Camorra (19 clans à Naples) est estimé à plus de 25 milliards d’euros ! «L’une des grandes forces de la Camorra, c’est sa capacité à s’insérer dans le territoire et à cultiver la peur, principalement avec le système des extorsions qui vise en premier lieu les entrepreneurs et les commerçants», observe Luigi Cuomo, président de la première association antiracket fondée à Naples. « Si un commerçant accepte d’être protégé, c’est à dire de payer le ‘pizzo’, l’impôt mafieux il devra dire oui à l’embauche de tel ou tel employé, oui au choix de tel ou tel grossiste, oui à tout, jusqu’au jour où il perdra son autonomie. »
Les associations anti-racket jouent un rôle fondamental pour rompre ce cercle vicieux.
Depuis leur création en 2002 les plaintes sont passées de 40 à 700 en 2004 et nous devons remercier la municipalité qui se porte partie civile pour chaque procès, affirme Luigi Cuomo. Ce geste de solidarité permet de briser l’isolement des victimes de la camorra et donc de la loi du silence».
Les jours de la Camorra seraient-ils comptés ? «Soyons réalistes, la criminalité organisée ne se combat pas en quelques mois ! s’exclame Geppino Fiorenza, vous voyez bien que la guerre des clans se poursuit pour le moment, alors on en reparlera dans vingt ans !».
par ANNE Le Nir
Article publié le 23/12/2004 Dernière mise à jour le 24/12/2004 à 09:08 TU