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Italie

La solitude du juge face aux politiques

La démission surprise et les déclarations fracassantes du juge français Eric Halphen comme la « guerre ouverte » lancée par le gouvernement italien de Silvio Berlusconi contre les juges relancent la question - fondamentale pour les démocraties européennes - de l’autonomie réelle de la magistrature vis-à-vis du pouvoir politique. Mais aussi celle des répercussions de plus en plus fréquentes des enquêtes judiciaires concernant des responsables politiques sur le calendrier électoral de deux pays confrontés depuis une dizaine d’années à plusieurs «affaires» politico-judiciaires.
Ce «malaise» a été confirmé ce jeudi par la décision du procureur de Paris Jean-Pierre Dintilhac de demander à être muté, dans une lettre envoyée au garde des Sceaux le 4 janvier. Nommé procureur de Paris en 1998, Jean-Pierre Dintilhac s’est heurté à plusieurs reprises à son supérieur hiérarchique - le procureur général Jean-Louis Nadal - notamment sur la question de l’éventuelle audition comme témoin du président Jacques Chirac, à propos de l’affaire des HLM de Paris. Il avait également pris des réquisitions favorables à l’audition du président français comme témoin assisté dans l’enquête sur ses billets d’avions payés en liquide. En 1999 il avait aussi engagé des poursuites contre l’ancien ministre socialiste Dominique Strauss-Kahn, dans le cadre du dossier de la Mutuelle des étudiants de France (MNEF).

Quelques heures à peine après l’annonce de la démission du juge Halphen, le président de la Cour d'appel de Paris, Jean-Marie Coulon, a publiquement défendu les juges d'instruction français, des magistrats qui sont au cœur des enquêtes sur la corruption, et dont on réclame parfois la suppression. «Le juge d’instruction n’a-t-il pas été un facteur essentiel de l’indépendance de la justice et le vecteur d’une application égalitaire de la loi ?» a-t-il déclaré, lors de la cérémonie de rentrée solennelle de sa juridiction, la plus importante du pays. Selon lui, la suppression du juge d’instruction risquerait d’instituer «une justice discriminatoire».

Quant au juge Halphen, il avait parlé de «justice à deux vitesses», en ajoutant qu’il ne croyait plus à son idéal de justice («une même justice pour tous») et que «plusieurs affaires, dont celles des HLM (de Paris) m’ont fait toucher du doigt que cette justice n’existe plus». Il a été poussé peu à peu à la faute et finalement il a préféré quitter la magistrature «pour défendre mon honneur, dit-il, faire savoir que j’ai été calomnié et que mon instruction sur l’affaire des HLM a été sabotée». «On m’a mis des bâtons dans les roues tout le temps, a-t-il précisé. On a sans cesse voulu m’empêcher d’enquêter».

Selon Éric Halphen, la solitude du juge d’instruction est presque inévitable : «Pour moi, le pouvoir judiciaire n’est rien d’autres que le ‘pouvoir du grain de sable’. Contrairement à ce que l’on croît on n’a presque aucun pouvoir quand on est juge d’instruction. On a simplement le devoir d’une certaine vigilance. Je pense qu’un homme seul est toujours plus vigilant qu’en groupe». En France, le juge d’instruction, à la différence du procureur, est inamovible et indépendant du pouvoir de par son mode de nomination. Ailleurs, notamment en Allemagne et en Grande Bretagne, ce type de magistrats n’existe pas : les enquêtes sont conduites soit par la police, soit par les procureurs.

Un «pacte secret avec le diable»

En Italie, c’est aussi le pouvoir réel du juge d’instruction qui est au cœur du débat ; mais l’expérience des «pôles» judiciaires mis en place dans deux métropoles aussi importantes que Milan et Palerme a montré que seules des équipes soudées de magistrats pouvaient être efficaces dans des affaires aussi complexes que celle de Cosa Nostra sicilienne ou de la corruption généralisée en Lombardie («Mains propres»). A sa manière, le juge Halphen a confirmé ce diagnostic en dénonçant les pressions subies notamment de la part des avocats d’affaires : «Il y a une dizaine d’avocats qui se repartissent les dossiers, échangent les informations, programment les défenses communes. Ils sont aussi là pour profiter de la moindre inattention, erreur, maladresse ou équivoque du juge. Ils maintiennent une pression permanente. S’ils sont en majorité corrects, certains ont tendance parfois à oublier leur éthique professionnelle».

En Italie, la solitude du juge en charge d’affaires politico-judiciaires est omniprésente, à partir des années 70, dans le bras de fer qui a opposé la mafia sicilienne et la magistrature locale, et n’est sans doute pas sans liens avec l’élimination physique des juges qui ont voulu s’attaquer au pouvoir de Cosa Nostra. Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, avant d’être assassinés en 1992, ont tous deux connu une période de solitude, presque de «mise en quarantaine» non seulement de la part de leurs collègues, mais aussi des milieux politiques et médiatiques. Leurs successeurs Giancarlo Caselli et Piero Grassi ont ensuite décrit ce phénomène qui profite tout autant aux corrupteurs qu’aux corrompus. Sans que l’opinion publique, lassée par la multiplication des affaires, s’en rende véritablement compte. Selon un sondage publié lundi dernier par le quotidien Corriere della sera 75% des Italiens ne prêtent guère attention au bras de fer engagé actuellement entre l’exécutif et le judiciaire. Leur confiance en Berlusconi ne semble guère remise en cause, alors que le président du Conseil a été condamné à des peines de prison en première instance dans trois procès (des peines annulées ensuite ou prescrites) ; et il est toujours mis en examen dans trois autres affaires de corruption (notamment de magistrats) et de faux en bilan.

Ceci permet à Berlusconi de poursuivre sa stratégie et «changer de système» par une série de «reformes» concernant la justice, les retraites, la fiscalité, l’immigration et les travaux publics qui devraient satisfaire ses partenaires gouvernementaux tout en le mettant à l’abri d’une éventuelle condamnation. Pour cela il devra néanmoins changer quelques articles de la constitution italienne et introduire une loi accordant aux élus - et d’abord au premier d’entre eux - une immunité comparable soit à celle en vigueur en France, soit à celle pratiquée par l’Espagne : une immunité prévoyant une suspension des procédures judiciaires contre les élus ou les ministres le temps de leurs mandats. Mais Berlusconi aura aussi besoin que cette loi soit rétroactive, afin de pouvoir renvoyer aux calendes grecques les deux procès retentissants en cours actuellement à Milan et à Palerme. Ce qui n’est plus à exclure.

En effet, si l’on croit le quotidien La Repubblica un «pacte secret avec le diable» entre majorité et opposition (elle aussi touchée par certaines «affaires» de corruption) serait actuellement à l’étude «dans l’intérêt supérieur du pays». Si cela était le cas, Berlusconi bénéficierait d’une longue période d’impunité. Car, depuis plusieurs mois il ne cache plus son désir de transformer l’Italie en régime présidentiel, et, bien entendu, de devenir le premier président d’une nouvelle République italienne. Ce qui lui permettrait d’être à l’abri de toute condamnation jusqu’en 2013. Il aura alors 77 ans.



par Elio  Comarin

Article publié le 17/01/2002