Italie
Berlusconi «limoge» le héros de l'anti-racket
Figure de la lutte contre le racket et la mafia, Tano Grasso vient d'abandonner ses fonctions de commissaire du gouvernement en charge de ce dossier. Il s'estime désavoué par l'équipe de Silvio Berlusconi. Interview.
De notre correspondante en Italie
Homme tout en rondeur, au regard jovial teinté d'ironie, inséparable de ses cigares «Toscani», on reconnaît les origines siciliennes de Tano Grasso dès qu'il commence à parler avec cet accent typique et si charmeur qu'il semble cultiver à l'envi.
Fils de commerçants, propriétaires de deux magasins de chaussures, à Capo d'Orlando, petite ville balnéaire proche de Messine, Tano Grasso, 43 ans, diplômé en philosophie, est devenu au fil des ans l'homme symbole de la lutte contre le racket. Un fléau qui touche tout particulièrement les villes de Palerme, Reggio de Calabre, Naples.
Hissé au rang de héros dans sa ville natale, où il a fondé, en 1991, la première association anti-racket, avec 140 commerçants et entrepreneurs, ce commerçant-philosophe proche des démocrates de gauche, est élu député en 1992. Quatre ans plus tard il abandonne sa carrière politique pour se lancer plus à fond dans la lutte contre le racket et l'usure. En 1999, il est nommé «commissaire anti-racket et anti-usure» par le gouvernement de centre-gauche de l'époque.
Pour la première fois, l'Italie se dote d'une structure unique en Europe, avec à sa tête un homme de terrain, prêt à risquer sa vie pour lutter contre la mafia. De fait, depuis onze ans, Tano Grasso ne se déplace jamais sans son escorte, deux policiers à Rome, le double, parfois le triple, en Sicile.
Aujourd'hui, il se retrouve, à l'improviste, isolé par le gouvernement de Silvio Berlusconi qui a décidé de nommer à sa place un préfet de police, Rino Monaco, proche de la droite au pouvoir et si loin des centaines de commerçants qui, grâce à son charisme, ont eu le courage de rompre la loi du silence et de se rebeller contre leurs extorqueurs.
Selon la loi en vigueur, le mandat de Tano Grasso arrive à échéance le 15 août 2003 mais le ministre de l'Intérieur, Claudio Scajola a trouvé un subterfuge pour se débarrasser de lui en nommant Rino Monaco «commissaire extraordinaire anti-racket et anti-usure». S'estimant délégitimé Tano Grasso vient de se démettre de ses fonctions. Interview.
"Si on est faible face à la mafia, on est perdant à tous les coups"
RFI : Pourquoi avez-vous décidé de démissioner?
Tano Grasso: Je m'occupe depuis plus de dix ans d'anti-racket. Il faut savoir qu'il s'agit de problèmes particuliers. C'est la vie d'êtres humains qui, à chaque fois est en jeu, chaque histoire est chargée de souffrances, de peurs, de nuit blanches, d'indignation, de solitude et de colère. Un sentiment si fort qui fait qu'un jour certains trouvent la force de dire basta! Je ne veux plus payer. Je vivais pour ces héros d'un jour, c'était mon métier et j'avais chance de le faire enfin dans une structure du gouvernement, pour l'Etat et dans l'intérêt de toute la société italienne. Si je me démets de mes fonctions, c'est parce que le gouvernement actuel a violé une loi, m'a délégitimé et m'a affaibli. Quand on lutte contre la mafia si l'on est faible on est perdant, à tous les coups. Or en restant, je n'aurai plus eu la même liberté d'agir puisque le gouvernement a nommé un commissaire extraordinaire. C'est un tour de passe-passe pour se débarrasser de quelqu'un qui dérange et qui n'est certainement pas assimilable à la majorité au pouvoir mais qui faisait bien son boulot.
RFI : Quels sont les résultats que vous avez obtenu au cours de ces deux dernières années?
T.G.: Aujourd'hui, plus de 50 associations anti-racket sont présentes sur le territoire italien, depuis dix huit mois, les dénonciations pour usure et extorsion ont augmenté de 22% et plus de 300 entrepreneurs ou commerçants, victimes du racket ont pu bénéficier du soutien économique de l'Etat prévu par une loi dont je suis le promoteur. Les gens pour lesquels je me suis battu ont acquis confiance en moi et à travers moi en l'Etat et quand on parle de mafia, ce n'est pas évident! De fait, la décision du gouvernement de Silvio Berlusconi a ouvert une plaie profonde dans le rapport entre le citoyen et les institutions sur ce thème, si délicat, de la lutte contre la mafia. Les hommes de Silvio Berlusconi vont devoir se retrousser les manches pour reconquérir la confiance des commerçants et des entrepreneurs.
RFI: Pourquoi ce problème de confiance est-il si important?
T.G.: Parce que l'on ne combat pas le racket avec des mesures policières. On le combat uniquement si les victimes ont le courage nécessaire pour porter plainte contre leurs extorqueurs et ce courage, ils ne peuvent l'avoir en l'absence d'une relation confiance. Ainsi à Capo d'Orlando, où les commerçants ont accepté pour la première fois de se rebeller contre le racket (en 1991), le climat est très tendu, j'étais un des leurs et en même temps je représentais l'Etat. Aujourd'hui ils disent se sentir nus, sans aucune protection. Ils ont l'impression qu'on a démantelé des années de bataille.
RFI: Un des ministres du gouvernement Berlusconi, Pietro Lunardi, a récemment déclaré qu'il fallait «apprendre à cohabiter avec la mafia». Pensez-vous que la décision vous concernant va dans le sens d'un projet plus global de légalisation de l'illégalité?
T.G.: Politiser à outrance cette affaire, ce serait tomber dans le piège tendu par le gouvernement. Il faut se montrer prudent. Ce que je peux dire, c'est que je suis surpris de voir qu'en Italie, la presse et les média télévisés ont aussi vivement réagi contre ce que j'appellerai «la dernière duperie contre l'anti-mafia». Je suis ému de voir autant de gens qui me font part de leur solidarité. Je suis heureux aussi de savoir qu'une partie de la société civile reste aux cotés de ceux qui n'acceptent pas que l'on soit esclave de la mafia; il faut savoir que rien qu'à Palerme, 70 % des commerçants sont victimes du racket! Pour ma part, j'entends continuer ma lutte, les associations anti-racket peuvent compter sur moi, je ne veux pas les abandonner. Mais j'espère que le gouvernement ne m'ôtera pas mon escorte policière comme cela s'est produit pour plusieurs magistrats, sans quoi je devrais dire adieu à la Sicile.
Homme tout en rondeur, au regard jovial teinté d'ironie, inséparable de ses cigares «Toscani», on reconnaît les origines siciliennes de Tano Grasso dès qu'il commence à parler avec cet accent typique et si charmeur qu'il semble cultiver à l'envi.
Fils de commerçants, propriétaires de deux magasins de chaussures, à Capo d'Orlando, petite ville balnéaire proche de Messine, Tano Grasso, 43 ans, diplômé en philosophie, est devenu au fil des ans l'homme symbole de la lutte contre le racket. Un fléau qui touche tout particulièrement les villes de Palerme, Reggio de Calabre, Naples.
Hissé au rang de héros dans sa ville natale, où il a fondé, en 1991, la première association anti-racket, avec 140 commerçants et entrepreneurs, ce commerçant-philosophe proche des démocrates de gauche, est élu député en 1992. Quatre ans plus tard il abandonne sa carrière politique pour se lancer plus à fond dans la lutte contre le racket et l'usure. En 1999, il est nommé «commissaire anti-racket et anti-usure» par le gouvernement de centre-gauche de l'époque.
Pour la première fois, l'Italie se dote d'une structure unique en Europe, avec à sa tête un homme de terrain, prêt à risquer sa vie pour lutter contre la mafia. De fait, depuis onze ans, Tano Grasso ne se déplace jamais sans son escorte, deux policiers à Rome, le double, parfois le triple, en Sicile.
Aujourd'hui, il se retrouve, à l'improviste, isolé par le gouvernement de Silvio Berlusconi qui a décidé de nommer à sa place un préfet de police, Rino Monaco, proche de la droite au pouvoir et si loin des centaines de commerçants qui, grâce à son charisme, ont eu le courage de rompre la loi du silence et de se rebeller contre leurs extorqueurs.
Selon la loi en vigueur, le mandat de Tano Grasso arrive à échéance le 15 août 2003 mais le ministre de l'Intérieur, Claudio Scajola a trouvé un subterfuge pour se débarrasser de lui en nommant Rino Monaco «commissaire extraordinaire anti-racket et anti-usure». S'estimant délégitimé Tano Grasso vient de se démettre de ses fonctions. Interview.
"Si on est faible face à la mafia, on est perdant à tous les coups"
RFI : Pourquoi avez-vous décidé de démissioner?
Tano Grasso: Je m'occupe depuis plus de dix ans d'anti-racket. Il faut savoir qu'il s'agit de problèmes particuliers. C'est la vie d'êtres humains qui, à chaque fois est en jeu, chaque histoire est chargée de souffrances, de peurs, de nuit blanches, d'indignation, de solitude et de colère. Un sentiment si fort qui fait qu'un jour certains trouvent la force de dire basta! Je ne veux plus payer. Je vivais pour ces héros d'un jour, c'était mon métier et j'avais chance de le faire enfin dans une structure du gouvernement, pour l'Etat et dans l'intérêt de toute la société italienne. Si je me démets de mes fonctions, c'est parce que le gouvernement actuel a violé une loi, m'a délégitimé et m'a affaibli. Quand on lutte contre la mafia si l'on est faible on est perdant, à tous les coups. Or en restant, je n'aurai plus eu la même liberté d'agir puisque le gouvernement a nommé un commissaire extraordinaire. C'est un tour de passe-passe pour se débarrasser de quelqu'un qui dérange et qui n'est certainement pas assimilable à la majorité au pouvoir mais qui faisait bien son boulot.
RFI : Quels sont les résultats que vous avez obtenu au cours de ces deux dernières années?
T.G.: Aujourd'hui, plus de 50 associations anti-racket sont présentes sur le territoire italien, depuis dix huit mois, les dénonciations pour usure et extorsion ont augmenté de 22% et plus de 300 entrepreneurs ou commerçants, victimes du racket ont pu bénéficier du soutien économique de l'Etat prévu par une loi dont je suis le promoteur. Les gens pour lesquels je me suis battu ont acquis confiance en moi et à travers moi en l'Etat et quand on parle de mafia, ce n'est pas évident! De fait, la décision du gouvernement de Silvio Berlusconi a ouvert une plaie profonde dans le rapport entre le citoyen et les institutions sur ce thème, si délicat, de la lutte contre la mafia. Les hommes de Silvio Berlusconi vont devoir se retrousser les manches pour reconquérir la confiance des commerçants et des entrepreneurs.
RFI: Pourquoi ce problème de confiance est-il si important?
T.G.: Parce que l'on ne combat pas le racket avec des mesures policières. On le combat uniquement si les victimes ont le courage nécessaire pour porter plainte contre leurs extorqueurs et ce courage, ils ne peuvent l'avoir en l'absence d'une relation confiance. Ainsi à Capo d'Orlando, où les commerçants ont accepté pour la première fois de se rebeller contre le racket (en 1991), le climat est très tendu, j'étais un des leurs et en même temps je représentais l'Etat. Aujourd'hui ils disent se sentir nus, sans aucune protection. Ils ont l'impression qu'on a démantelé des années de bataille.
RFI: Un des ministres du gouvernement Berlusconi, Pietro Lunardi, a récemment déclaré qu'il fallait «apprendre à cohabiter avec la mafia». Pensez-vous que la décision vous concernant va dans le sens d'un projet plus global de légalisation de l'illégalité?
T.G.: Politiser à outrance cette affaire, ce serait tomber dans le piège tendu par le gouvernement. Il faut se montrer prudent. Ce que je peux dire, c'est que je suis surpris de voir qu'en Italie, la presse et les média télévisés ont aussi vivement réagi contre ce que j'appellerai «la dernière duperie contre l'anti-mafia». Je suis ému de voir autant de gens qui me font part de leur solidarité. Je suis heureux aussi de savoir qu'une partie de la société civile reste aux cotés de ceux qui n'acceptent pas que l'on soit esclave de la mafia; il faut savoir que rien qu'à Palerme, 70 % des commerçants sont victimes du racket! Pour ma part, j'entends continuer ma lutte, les associations anti-racket peuvent compter sur moi, je ne veux pas les abandonner. Mais j'espère que le gouvernement ne m'ôtera pas mon escorte policière comme cela s'est produit pour plusieurs magistrats, sans quoi je devrais dire adieu à la Sicile.
par A Rome, propos recueillis par Anne Le Nir
Article publié le 02/11/2001