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Côte d’Ivoire

L’ONU décrit un pays martyrisé

Des patrouilles conjointes des forces armées ivoiriennes et de l'ONU ont été formées pour la sécurisation d'Abidjan. Le contingent international a été le témoin impuissant des exactions dénoncées par le rapport de la commission d'enquète. 

		(Photo : AFP)
Des patrouilles conjointes des forces armées ivoiriennes et de l'ONU ont été formées pour la sécurisation d'Abidjan. Le contingent international a été le témoin impuissant des exactions dénoncées par le rapport de la commission d'enquète.
(Photo : AFP)
L’ONU n’a pas publié le dernier rapport de sa mission d’enquête sur les violations des droits de l’homme, mais le document a filtré dans la presse. Il est accablant pour les deux camps. L’organisation internationale décrit une population soumise à l’arbitraire et aux pires exactions dans un pays traumatisé et parsemé de charniers à Bouaké, Korhogo, Odienné, Man, Toulepleu, Bangolo…

Les informations et les extraits du rapport publiés lundi par Le Messager d’Abidjan et vendredi par Libération, décrivent l’instauration d’un climat de terreur et une population prise en étau entre les différents groupes armés, et soumise à des exactions massives perpétrées tant dans la partie nord, sous contrôle des ex-rebelles des Forces nouvelles, qu’au sud sous souveraineté gouvernementale.

Après deux rapports partiels, c’est le troisième document de l’ONU sur cette question. Celui-ci recense les faits depuis le 19 septembre 2002, date de la « tentative de coup d’Etat », selon les termes des rapporteurs. La commission évoque la simultanéité de l’action en différents points du territoire et conclut à une « organisation méticuleusement préparée et bien coordonnée ». Elle n’en identifie pas les commanditaires, mais souligne l’implication des voisins de la Côte d’Ivoire dans la mise à disposition de « fonds très importants » et « d’infrastructures militaires ou de bases d’entraînement ». Pour les rebelles, les observateurs évoquent le soutien du Burkina, voire du Mali, tandis que pour les forces gouvernementales, il est question de la Guinée et de l’Angola.

Escadrons de la mort et charniers

Dans le déclenchement des hostilités, la commission exclut la responsabilité du général Robert Gueï, abattu avec son épouse aux premières heures des événements. Selon Le Messager, les auteurs de ce crime seraient identifiés comme des éléments de la Garde présidentielle. De la même manière, les enquêteurs reviennent sur l’assassinat de l’ancien ministre de l’Intérieur. Ils indiquent que Emile Boga Doudou a été victime d’un « élément de la rébellion dont le nom a été révélé à la commission ».

Puis le rapport détaille les principaux épisodes dramatiques qui ont jalonné les deux ans du conflit ivoirien et la longue liste d’exactions commises de part et d’autre, dont il ressort que les civils en sont les principales victimes. Pour le camp présidentiel, « de nombreux témoignages et des sources concordantes ont porté à la connaissance de la commission l’existence en Côte d’Ivoire de groupes de militaires, de la police, de la gendarmerie ou de civils armés, souvent en uniforme, qui sont désignés pour des missions spéciales de tuer ou d’enlever des personnes gênantes pour le régime, ou soupçonnées d’être dangereuses. Ils peuvent agir le jour, mais ils agissent généralement la nuit, malgré les barrières et les barrages, les contrôles militaires et le couvre-feu ».

Les Forces armées nationales ivoiriennes (Fanci) sont également épinglées pour le massacre, notamment, de « 120 travailleurs immigrés en service dans les plantations de café et de cacao de la région » de Monoko-Zohi, vers le 2 décembre 2002.

Mercenaires et enfants soldats

Selon l’ONU, les rebelles sont eux aussi responsables des tueries massives. Le massacre de Bouaké, le 6 octobre 2002, s’inscrit ainsi dans une véritable chasse à l’homme opéré lors de la prise de contrôle du nord du pays. Les dissensions au sein de la rébellion, en juin 2004, se sont soldées par des exécutions, accompagnées de crimes de tortures. Trois charniers avaient été découverts le 26 juin. La commission annonce un bilan de 231 morts, tandis que Libération évoque 500 morts, « dont certains seraient enterrés à l’intérieur de casernes occupées par les rebelles de (Guillaume) Soro ».

Ce recourt systématique à la violence s’accompagne d’un usage de mercenaires et d’enfants soldats qui renforce la brutalité des opérations et la vulnérabilité des populations. La torture et le viol sont massivement pratiqués dans les deux camps, et ce sont évidemment les femmes, et les fillettes, qui paient le plus lourd tribut à ce chaos ivoirien. Dans l’insupportable catalogue dressé par l’organisation internationale des crimes et sévices perpétrés, le registre de la torture sexuelle est décliné dans toutes ses horreurs. « De chaque côté des belligérants, les femmes ont été utilisées pour assouvir des appétits bestiaux des combattants ». « La violence contre les femmes n’est pas encore perçue comme un crime grave en Côte d’Ivoire », précise le document.

La question de la traduction des coupables devant des juridictions adaptées est posée. La mission de l’ONU déclare avoir identifié des responsables. Deux cents noms d’auteurs présumés d’exactions ont été consignés dans une annexe au rapport, tenue secrète. « Un tel document pourrait servir de base aux incriminations et aux poursuites éventuelles devant la justice internationale », indique les rapporteurs qui préconisent la saisine de la Cour pénale internationale par le Conseil de sécurité.

La mission encouragée par Gbagbo

Ce document, impitoyable pour les deux parties, survient dans un contexte d’une densité exceptionnelle. La représentation nationale est en plein débat sur le dossier crucial de la modification des conditions d’éligibilité à la présidence de la République. D’autre part, conformément à sa résolution 1572 du 15 novembre, l’ONU travaille à l’établissement des listes des personnes susceptibles d’être frappées de sanctions (gel des avoirs financiers et interdiction de voyager) pour entraves à la paix. Enfin, sur le terrain militaire, les événements de ces dernières semaines montrent que le climat s’est considérablement détérioré.

La dérive ivoirienne n’a certes pas atteint le niveau de violence des guerres civiles libérienne et sierraleonaise des années 90. Mais le conflit ivoirien a eu lieu sous les yeux de milliers de soldats mandatés par le Conseil de sécurité. Présents sur place, soit au titre de l’opération française Licorne, soit de la mission de l’Organisation des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), et disposant du mandat et de moyens, ils auraient donc été les témoins impuissants des faits. Leur faiblesse sur cet aspect de la mission est l’une des interrogations du dossier.

L’enquête s’est déroulée sur deux mois, en juillet et août 2004. Elle a été menée par une commission de 5 membres, présidée par le juriste congolais Gérard Balanda Mikuin Leliel et composée d’une avocate tunisienne, d’une autre mauritanienne, d’un magistrat portugais et d’un avocat djiboutien. Les enquêteurs n’ont pas été menacés, mais leurs témoins ont dû braver la peur pour témoigner.

Selon Libération, la mise en place de cette commission d’enquête a été vivement encouragée par le président ivoirien. Laurent Gbagbo estime en effet que les précédents documents émanant de la communauté internationale souffrait d’un manque d’objectivité en portant un éclairage partial sur les dérives du pouvoir, au détriment d’un examen exhaustif des responsabilités des uns et des autres.



par Georges  Abou

Article publié le 24/12/2004 Dernière mise à jour le 24/12/2004 à 15:55 TU