Liban
Foule impressionnante aux obsèques de Hariri
(Photo : AFP)
De toute son histoire, Beyrouth n’a jamais connu un rassemblement de cette ampleur. Même Gamal Abdel Nasser, champion du nationalisme arabe et héros incontesté des sunnites, n’a pas réussi, à ses heures de gloire, à mobiliser une foule aussi immense. Ils étaient plusieurs centaines de milliers de personnes (un million selon l’opposition, un nombre impressionnant pour un pays de quatre millions d’habitants), à se presser dans les rues de la capitale libanaise, marchant derrière le cercueil de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri, tué avec sept de ses gardes de corps dans un attentat à la voiture piégée, lundi.
Commerces, administrations publiques et écoles étaient fermés. Beyrouth, Tripoli –la métropole sunnite du Nord-Liban–, Saïda, le fief des Hariri, étaient des villes désertes. Et pour cause. Le deuil national de trois jours décidé par le gouvernement coïncidait avec la grève générale décrétée par l’opposition qui fait assumer au pouvoir et à son allié syrien la responsabilité de l’assassinat.
Les Libanais ont commencé à se rassembler tôt le matin devant la résidence de Rafic Hariri. Et lorsque le cortège funèbre s’est ébranlé vers la grande mosquée du centre-ville, une imposante construction à quatre minarets financée par l’ancien Premier ministre, une foule compacte s’étirait sur plusieurs kilomètres. Des hommes, des femmes, des jeunes et des moins jeunes, brandissaient des portraits du «bâtisseur du pays», comme l’appellent affectueusement ses partisans, en allusion au rôle déterminant qu’il a joué dans la reconstruction du Liban d’après-guerre. «Par notre âme, par notre sang, nous nous sacrifierons pour toi. Allah Akbar (Dieu est grand)», s’époumonaient des dizaines de milliers de personnes.
La foule, massée derrière le cercueil placé dans une ambulance, avançait lentement. En tête du cortège funèbre, les membres de la famille de Hariri, mais aussi les chefs de l’opposition libanaise: Walid Joumblatt, ami personnel et allié politique de l’ancien Premier ministre depuis quinze ans, accompagné de plusieurs milliers de religieux et de partisans druzes reconnaissables à leur tenue vestimentaire particulière; les ténors de l’opposition chrétienne; le représentant du Patriarche maronite. De nombreux États étrangers étaient également représentés: William Burns, secrétaire d’Etat adjoint américain au Proche-Orient; Ahmed Nazif, Premier ministre égyptien; Nabil Chaath, ministre palestinien des Affaires étrangères; Lakhdar Brahimi, représentant Kofi Annan; Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe... Jacques Chirac, lui, a préféré présenter ses condoléances à la famille à la résidence de Hariri.
L’absence d’officiels libanais aux obsèques de celui qui a occupé le poste de Premier ministre pendant douze ans et qui était encore au pouvoir, il y a quatre mois, était frappante. La famille de Rafic Hariri a rejeté l’offre du gouvernement d’organiser des funérailles nationales et a fait comprendre aux officiels qu’ils étaient indésirables. Un signe révélateur d’une effrayante réalité: désormais, la rupture est définitive entre le pouvoir pro-syrien et l’opposition.
Délire collectif
Les cloches des églises de Beyrouth qui sonnent le glas se mêlent aux hauts-parleurs des mosquées récitant la prière des morts. A mesure que la foule s’approche du centre-ville, l’émotion devient intense, insoutenable. Des groupes d’hommes se lamentent de «la perte d’un père», des femmes en pleurs s’arrachent les cheveux, des jeunes gens, évanouis, sont évacués tant bien que mal par les secouristes. La douleur est grande. Lorsque le début du cortège atteint la mosquée al-Amine, la foule s’étire sur trois kilomètres. Dès que le cercueil est sorti de l’ambulance, c’est le délire collectif. Les cris de colère se mêlent aux sanglots et des milliers de points se lèvent vers le ciel. Tout le monde veut jeter un dernier regard sur «cheikh Rafic», toucher son cercueil, arracher un morceau du drapeau libanais qui le recouvre.
Pendant une demi-heure, c’est la confusion totale. Rien ne calmera la foule, pas même les supplications du fils de Hariri, Bahaa, propulsé sur le devant de la scène depuis la disparition de son père. «Eloignez-vous du cercueil pour que l’on puisse prier pour lui», lance-t-il à plusieurs reprises dans un haut-parleur. En vain : la foule est trop survoltée pour entendre ses appels. Finalement, le cercueil est déplacé vers un endroit plus sûr, et c’est les larmes aux yeux ou en sanglotant que la famille et les proches récitent une dernière prière pour celui qui a écrit les quinze dernières années de l’histoire du Liban.
Rafic Hariri est mort sans pouvoir goûter à la victoire écrasante qu’il souhaitait remporter lors des législatives de mai prochain face au pouvoir. Il repose désormais en plein cœur du centre-ville historique de Beyrouth qu’il a patiemment reconstruit et qu’il chérissait plus que tout au monde.par Paul Khalifeh
Article publié le 16/02/2005 Dernière mise à jour le 16/02/2005 à 14:15 TU