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Soudan

Dans les monts Nuba, les méprises de la paix

Les monts Nuba, situés géographiquement en plein centre du Soudan, sont tiraillés et disputés entre Nord et Sud.(Photo : Laurent Correau/RFI)
Les monts Nuba, situés géographiquement en plein centre du Soudan, sont tiraillés et disputés entre Nord et Sud.
(Photo : Laurent Correau/RFI)
L’accord de paix signé le 9 janvier 2005 entre le gouvernement soudanais et les rebelles sudistes ne règle pas que la question du Sud, il traite également de trois régions situées à la charnière entre Nord et Sud : le Nil Bleu méridional, Abyei et les monts Nuba. Avec des conclusions différentes : Abyei a obtenu la possibilité de voter dans un peu plus de six ans. Le Nil Bleu méridional et les monts Nuba restent au Nord-Soudan. Après s’être battus aux côtés de la SPLA, ces deux régions sont les oubliées des accords de paix.

De notre envoyé spécial au Soudan

Dans l’obscurité naissante, le camp du PNUD (programme des Nations unies pour le développement) est l’un des rares endroits de Kauda[1] où l’on peut trouver de la lumière. L’homme s’est installé sous le néon dans une chaise en plastique, avec en main un instrument à cordes artisanal qu’il appelle sa «guitare». Osman Al Ghazal Kuku ne se fait pas prier pour entonner des chansons qu’il a apprises dans le bush. Les chansons des soldats. «Yussif Kuwa, dit l’une d’elles, part dans le bush pour défendre ses droits. Il attaque Omar el-Béchir  [le président soudanais], ses troupes et ses positions pour obtenir les terres dont les Nubas ont besoin…»

La chanson évoque Yussif Kuwa, le chef historique de la rébellion dans les monts Nuba… La terre… les droits… des mots qui ont façonné l’histoire d’Osman depuis les années 80. «C’étaient les années où la guerre a commencé», raconte l’ancien rebelle. «Les soldats venaient la nuit, vers 7 heures, et ils frappaient les gens. Les gens fuyaient vers les montagnes, les enfants couraient. Moi j’étais avec eux, toujours à fuir. J’ai laissé ma mère, je lui ai dit, s’il te plait, je vais dans le bush. Laisse-moi prendre une arme, me défendre, devenir un homme.»

La question agraire à l’origine de la guerre

Un officier de la SPLA (ex-rébellion sudiste) à Kauda, une ville qui a fourni d'importants contingents de combattants rebelles durant la guerre.
(Photo : Laurent Correau/RFI)
Quand les habitants des monts Nuba décident de rejoindre le combat de la SPLA contre les autorités de Khartoum au milieu des années 80, ils sont poussés par des revendications locales. Depuis la fin des années 60, le gouvernement central a décidé d’appuyer le développement de la région sur des schémas agricoles mécanisés, et de placer ces schémas entre les mains de partisans du régime, des marchands du Nord, les Jellaba. De nombreux petits propriétaires nubas sont expropriés, notamment par l’Unregistered land act de 1970, qui prévoit que toute terre non déclarée appartient au gouvernement.

«La principale cause de la guerre, dans les monts Nuba, c’est la question de la terre», explique Mahana Bashir Kalo qui travaille avec la coopération américaine, l’USAID. «Parce qu’ils ne connaissaient pas les textes, les Nubas n’ont pas enregistré leurs terres. Elles ont été données à des investisseurs du Nord, des marchands, principalement des marchands. Il y a eu constitution d’exploitations gouvernementales, comme par exemple à Habila. Vous avez une très grosse exploitation. Les populations qui entourent Habila n’en profitent pas. La terre leur a été enlevée sans leur consentement.»

La fin des années 60 voit également la sécheresse frapper les pasteurs arabes Baggara qui se mettent à la recherche de nouvelles terres. Il y a convergence de vue avec les propriétaires des grandes exploitations, et un intérêt commun à déloger les Nubas. La colère des fermiers dépossédés monte, et les rapproche de la SPLA. Les recrutements systématiques commencent en 1986. La répression suivra.

Le gouvernement déclare la guerre sainte au début des années 1990

Le gouvernement de Khartoum a décrété le jihad en 1991-92 contre la rébellion sudiste et ses composantes chrétienne, animiste, mais aussi musulmane. Des églises ont été détruites, mais aussi, comme ici, des mosquées.
(Photo : Laurent Correau/RFI)
Pendant la saison sèche de 1991-92, le gouvernement déclare le jihad dans les monts Nubas. Comme la population est à la fois chrétienne et musulmane, et que de nombreux Nubas enrôlés dans le mouvement rebelle sont musulmans, il faut innover dans le discours et justifier un tel jihad contre des croyants. En avril 1992, six cheikhs lancent une fatwa qui étend le crime d’apostasie aux insurgés. Combattre la rébellion est devenu une guerre sainte. Le gouvernement s’autorise à tuer des musulmans, et détruire des mosquées.

A Kauda, dans l’une des mosquées, on se souvient avec amertume de cette période. «Quand ils sont arrivés ici, ils ont tout pris, même les fenêtres, les portes, les livres… absolument tout, raconte l’un des habitués de la mosquée, assis dans la demi-pénombre du soleil couchant. Les fidèles ont fui parce que ceux qu’ils attrapaient, ils les tuaient. Les bombes ont détruit certains arbres, et plusieurs murs de la mosquée…» Assis à ses côtés, un autre fidèle commente : «Ce n’est pas ça, le jihad, ce n’est pas ce qui s’est passé. Ces gens voulaient simplement tuer, ils voulaient éliminer tous les obstacles devant eux. Il ne s’agit pas d’une guerre sainte. Il y a des injustices au Soudan, nous avons réclamé nos droits et ils ont voulu nous tuer.»

Le rattachement prévisible au Nord-Soudan provoque la frustration

Réprimés par le gouvernement de Khartoum et ses alliés, enrôlés au sein de la SPLA, les Nubas ont confié la défense de leurs intérêts aux rebelles du Sud. La géographie les place au Nord-Soudan, au nord de la frontière de 1956 retenue comme base des négociations de paix qui ont été relancées en 2002. Mais les Nubas se sont progressivement ancrés au Sud. Il suffit d’engager la conversation pour s’en rendre compte : «Nous faisons partie du Sud-Soudan, explique cet habitant de Kauda. Pendant la guerre, nous nous sommes battus aux côtés des habitants du Sud. Il y a des sudistes qui vivent dans les monts Nuba, et aussi des habitants des monts Nuba qui vivent au Sud. Nous sommes frères avec les gens du Sud.»

Les Nubas réclamaient l’autodétermination, à savoir pouvoir choisir entre rester au Nord et rejoindre le Sud, ou même obtenir l’indépendance. L’accord de paix signé le 9 janvier dernier ne leur offre qu’une «consultation». Le terme est vague, les modalités le sont tout autant. L’accord parle d’une démarche réalisée par l’intermédiaire des assemblées locales des deux régions. Et il ne s’agira que d’endosser l’accord ou de le critiquer. En aucun cas de quitter le Nord-Soudan. La frustration risque d’être grande.

Les militants nubas sont d’ores et déjà inquiets de la volonté de Khartoum de les assimiler de force : le nom même de «Monts Nuba» disparaît dans la version finale de l’accord, ne reste que le nom de Sud Kordofan. C’est une autre revendication des Nubas qui est insatisfaite. Dans la mosquée de Kauda, on commente cet effacement avec colère. «Nous ne sommes pas d’accord avec cette décision, fulmine Radjab Arnou Kappi, assis sur un grand tapis de paille. Ces terres appartiennent aux Nubas, les premiers à les avoir peuplées sont les Nubas, c’est pour cela qu’on les a appelées les Monts Nuba. Je ne suis pas d’accord avec cette décision, et s’il y a une possibilité de la changer, nous devons la changer.» 

L’application de la charia menace la paix

Autre motif d’inquiétude pour les Nubas : ils font partie, en dépit de leurs revendications, de la zone dans laquelle la charia pourra être imposée. Pour le commissaire SPLM/SPLA du comté de Rashad, Sodi Ibrahim Chamilla, la loi islamique risque de relancer le conflit à l’avenir : «Permettez-moi d’être franc… Que signifie la charia, ici, au Soudan ? La charia, ici, veut dire l’imposition de la culture arabe sur les gens. Les faire fuir et prendre leurs terres. Nous sommes vraiment persuadés que toute cette histoire porte sur le contrôle des richesses, le contrôle de la terre… Cela n’a rien à voir avec Dieu. Pourquoi la charia ? Pourquoi forcément la charia ? Laissons la charia venir par la volonté de la population. Ne l’imposons pas. Pourquoi le gouvernement veut-il imposer la charia ? Cette charia, et la répétition des mêmes choses dans les monts Nuba, cela fera à nouveau souffrir la population, et cela fera redémarrer la guerre...»

La guerre… Le mot est prononcé alors que la paix vient d’être signée. Mais c’est une paix ambiguë. Une paix qui ne répond pas aux revendications politiques de la communauté. Avec les menaces que cela suppose. «Nos pères, nos grands-pères avant eux, pendant qu’ils ont été dirigés par les arabes, ils n’ont pas eu d’école se plaint un homme rencontré à Kauda. Ils n’ont pas eu d’hôpitaux. Ils veulent être avec nous parce qu’ils trouvent beaucoup de choses ici. Parce que nos terres sont très fertiles. Mais il vaut mieux recommencer notre guerre que d’être sous le contrôle des arabes. Plutôt combattre que d’être sous le contrôle des arabes.»

L’avenir de la paix dépendra en partie de la capacité des nouvelles autorités à régler la question de la terre, qui était à l’origine du conflit. L’accord de paix a prévu la création d’une commission chargée de passer en revue les allocations de terres. Cette commission pourra proposer la restitution de droits de propriété ou le versement de compensations.


[1]  Kauda est la principale localité de la zone des monts Nubas contrôlée par la SPLA


par Laurent  Correau

Article publié le 01/06/2005 Dernière mise à jour le 01/06/2005 à 14:45 TU