En provenance aussi bien d’Alaska que de Suisse, du Népal, du Congo ou du Mexique, des masques se côtoient comme autant de visages énigmatiques qui regardent le visiteur, les uns goguenards, les autres furieux ou grimaçants. Jusqu’au 28 août 2005, le musée Jacquemart-André (Paris) accueille un ensemble exceptionnel de masques provenant des musées Barbier-Mueller de Genève et de Barcelone. La symbolique des masques y est moins abordée dans sa dimension anthropologique que poétique : les poèmes de Michel Butor, écrivain et poète, accompagnent en fil rouge cette extrême diversité de « faux visages », et donnent une unité et une cohérence à l’ensemble.
Assurée par Jean-Paul Barbier-Mueller, président-fondateur des musées Barbier-Mueller, et par Nicolas Sainte Fare Garnot, l’exposition n’a pas été conçue selon des critères ethnologiques, mais comme une promenade poétique dans l’univers fascinant du double, sorte de quête d’autant d’ «identités dissimulées». La balade se poursuit au fil de six salles sombres où chaque vitrine, éclairée de manière zénithale, aimante le visiteur et met en relief la singularité de chaque pièce, telle en cuivre, telle autre en pâte de noix modelée, telle autre encore en cuir tanné, ou en bois polychrome. De part et d’autre, les vitrines sont assorties de grands panneaux sobres et élégants, où les vers de Michel Butor créent une sorte de «dialogue intuitif entre l’objet chargé de sens et la poésie des mots» : «Ne me racontez pas d’histoires car je perce vos boniments / J’en ai connu d’autres que vous / à me débiter leurs mensonges / beaucoup plus ingénieusement/ retrouvez la simplicité / nous nous entendrons beaucoup mieux / reprenant la conversation», fait dire le poète au masque –à moins que ce soit le poète lui adresse ces mots.
 |
 |
| Masque de hockey sur glace, Etats-Unis ou Canada, fibre de verre et polyester. |
Le choix des accrochages réserve bien des surprises : ici, un casque de protection muni d’un respirateur en provenance de l’armée de l’air américaine (1940) est encadré par deux masques de cérémonie, l’un en bois à patine croûteuse surmonté d’une demi-lune et de deux cornes en provenance du peuple Urhobo (Nigéria), l’autre en bois tendu, représentant une femme coiffée de coques et de nattes, originaire du peuple Anang (Sud-Est du Nigéria) ; là, un masque d’esprit démoniaque en bois laqué et cuivre doré, la langue tirée entre deux canines qui sortent d’une bouche pour le reste édentée, appartenant à l’arsenal du théâtre rituel Kagura (Japon, XVII-XVIII
e s.), voisine un masque américain ou canadien de gardien de but de hockey sur glace, en fibre de verre et polyester ; ailleurs, un masque de tankiste anglais datant de la Première Guerre mondiale (1917) en cuir et côte de maille, jouxte un masque frontal en provenance de la côte nord-ouest des Etats-Unis, du peuple Tlingit, qui tire la langue, les cheveux dressés sur la tête.
Des familles d’expression
Epuré à l’extrême comme ce masque indonésien en provenance de l’Est de l’île de Java, à la feuille d’or, ou chargé de cauris comme ce masque congolais ou bien de plumes et de fibres végétales comme ce masque vanuatu en bois léger et feuilles de bananier, les masques ne sont pas classifiés selon leur lieu d’origine comme c’est le cas pour les expositions d’ «art premier», ni selon leurs fonctions, car un masque funéraire peut côtoyer un masque profane japonais, ou un masque du théâtre sacré tibétain. En fait, s’attachant davantage à leur beauté, leur bizarrerie ou leur étrangeté, Michel Butor les a répertoriés pour l’exposition en familles d’expressions : les compatissants, les protecteurs, les méditatifs, les guides, les furieux, les énigmatiques, les goguenards. Fronts ridés, yeux ronds, nez crochus et pincés, sourcils froncés, langues tirées, ou l’air hilare, ils traduisent communément une permanence d’états d’âme, de soucis, d’inquiétudes, de réjouissances des hommes où qu’ils soient, depuis la nuit des temps.
 |
 |
| Masque en laiton à patine croûteuse avec incrustations de fer. Nigeria-Royaume edo de Bénin. |
L’ensemble exceptionnel de masques africains du musée Barbier-Mueller est connu pour comporter des œuvres ayant appartenu aux découvreurs de «l’art nègre» : Derain, Vlaminck, Tzara, Lhote, entre autres. Plusieurs masques, particulièrement du Congo, inédits à ce jour, sont présentés ici, à côté des «icônes» que beaucoup d’amateurs ne connaissent que par la reproduction dans des livres d’art. À cet ensemble se sont ajoutés des masques précolombiens, asiatiques, insulindiens, souvent funéraires, quand ils ne servaient pas à des rites chamaniques ou guerriers. Les ethnies himalayennes du Népal et du Tibet sont représentées, tout comme le théâtre profane japonais, ou les rituels existants dans les Alpes pour chasser les mauvais esprits et fêter la Nouvelle Année. Enfin, un choix de masques de métiers, de guerriers, ou de sportifs des XIX
e et XX
e siècles a été ajouté pour former un panorama complet.
 |
 |
| Masque de carnaval en bois, tissus, fourrure. Suisse, canton des Grisons. |
Pour ce qui est de la non moins passionnante dimension ethnologique de la fonction du masque, il faudra se reporter au livre d’art qui a été confié aux éditions Hazan : en marge des poèmes de Michel Butor mis en perspective avec l’iconographie, les analyses de l’ethnologue et anthropologue Alain-Michel Boyer enrichissent l’ouvrage en retraçant l’histoire du masque derrière lequel se dissimule l’humanité. Car, au-delà de leur très grande diversité, les masques ont en dénominateur commun ce rôle de double fascinant. «
Investi par les puissances de l’autre monde, il devient instrument et protège la communauté des esprits malins, chasse la maladie. Voix des ancêtres, il accompagne les non-initiés dans leur quête du savoir. De même que chaque homme "est légion" (Paul Valéry), le masque peut avoir une, deux, plusieurs fonctions ou même en changer soudain à la suite d’une "révélation"», expliquent les commissaires de l’exposition.En somme, faisant écho au fameux «
Je est un autre », déclaré par Arthur Rimbaud, Michel Butor a donné une dimension lyrique à l’exposition, tandis qu’Alain-Michel Boyer a exploré, dans l’ouvrage qui la complète, la fonction première du masque, cette face dissimulée de l’Homme.