Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Les médias et l’Irak

Y aller ou pas ?

Florence Aubenas et Hussein Hanoun, enlevés le 5 janvier dernier en Irak viennent d'être libérés.(Photos : <A href="http://www.rsf.org" target=_BLANK>www.rsf.org</A>)
Florence Aubenas et Hussein Hanoun, enlevés le 5 janvier dernier en Irak viennent d'être libérés.
(Photos : <A href="http://www.rsf.org" target=_BLANK>www.rsf.org</A>)
Après la libération de Florence Aubenas, les rédactions se demandent comment couvrir l’actualité irakienne. Les pouvoirs publics invitent fortement les médias à ne pas envoyer de journalistes en Irak.

« Dans les prochains jours », le Premier ministre Dominique de Villepin envisage de recevoir les dirigeants des médias français pour que « face à des situations aussi difficiles [que l’Irak], nous puissions d’un même élan à la fois témoigner de notre volonté de défendre la liberté d’informer et de notre souci de responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de notre nation ».

Mercredi, à l’initiative des Entretiens de l’information, un collectif rassemblant journalistes, universitaires et militants associatifs, une quarantaine de journalistes s’est interrogée sur les conditions dans lesquelles il était encore possible de couvrir des zones aussi dangereuses que l’Irak ou la Tchétchénie. Doit-on, par exemple, accepter d’être escortés de gardes armés comme le font déjà certains grands médias américains ? Cette hypothèse, naguère encore unanimement rejetée, fait aujourd’hui débat, même si une claire majorité des participants continue de la rejeter : « Cela crée une inégalité entre les grandes rédactions et les petites ou les journalistes indépendants, souligne Lorenzo Virgili, responsable de l’ANJRPC-Freelance, une association de reporters-photographes. De plus, cela met en situation de risque les autres journalistes, ceux qui ne sont pas escortés et cela dénature notre profession ». Vincent Hugeux, grand reporter à l’Express, se sent « plus en sécurité seul qu’entouré d’une escorte armée » qui ne manque pas d’attirer l’attention. Serge Martin (France Inter), se déclare également inquiet de la « militarisation de notre profession. Une telle escorte risque d’entraîner des réponses armées systématiques et les journalistes seront considérés comme des mercenaires ». Mais Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF) reconnaît avoir changé d’avis sur le sujet. Après s’être durant des années opposé à l’idée même d’une protection armée des journalistes, il estime que l’on ne peut plus, désormais, éviter d’y réfléchir. Christian Chesnot (France Inter), ancien otage en Irak, n’a guère de certitudes en la matière. Il observe simplement que, contrairement aux Français et aux Italiens, par exemple, les journalistes anglo-saxons ne se sont pas fait enlever en Irak parce qu’ils pratiquent le « tout sécuritaire » et ne sortent pratiquement pas du « bunker » dans lequel ils sont parqués dans la « Zone verte ».

Le problème, chacun en convient, est que désormais, dans de nombreux conflits (et notamment en Irak), les journalistes sont victimes non pas parce qu’ils se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment, mais bien parce qu’ils sont devenus des cibles en tant que journalistes. Mylène Sauloy, journaliste indépendante qui a couvert de nombreux conflits (Colombie, Tchétchnie, Irak) vient de rentrer d’Irak. Elle évoque son passage à Kirkouk : « Je me suis trouvée avec une escorte armée, comme tout le monde. Il n’y avait pas d’alternative. Et je me suis demandé : pourquoi je prends ces risques ? Pour un scoop ? Pour l’argent ? Pour une cause ? Et puis, les risques que l’on prend, on les fait aussi courir à d’autres. Il ne faut pas oublier la sécurité des gens qui nous protègent sur place et ceux que l’on rencontre. A-t-on le droit de mettre en danger des populations pour faire notre métier ? »

Le statut des pigistes (journalistes qui travaillent ponctuellement pour des médias) est également problématique : le plus souvent, ils ne bénéficient pas des assurances que les médias sont tenus de souscrire au profit de leurs journalistes, contrairement à leurs confrères salariés permanents. Certaines rédactions ont également une attitude jugée « hypocrite » par plusieurs intervenants, refusant de prendre la responsabilité d’envoyer un pigiste en zone de combats, mais acceptant les « papiers » (articles) qu’il leur propose. C’est vécu par beaucoup comme une façon de déporter le risque sur les pigistes, par définition plus vulnérables. [la direction de l’information de RFI a décidé que tant que la rédaction n’enverrait pas de journalistes statutaires en Irak, elle ne ferait pas non plus appel à des pigistes sur place]

Une pression monumentale des autorités

Mais prévu de longue date, cet atelier de travail ne pouvait manquer d’être influencé par les conséquences de la libération de Florence Aubenas. Les propos de Dominique de Villepin évoqués plus haut, ainsi que d’autres, tenus par le ministre des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy appelant à la responsabilité des journalistes et de leurs direction ont suscité une vive émotion, d’autant que l’ambassadeur de France en Irak Bernard Bajolet a personnellement écrit à une pigiste française séjournant à Bagdad pour l’inciter à quitter l’Irak au plus vite.

« Il y a des pressions monumentales des autorités françaises pour empêcher les rédactions d’envoyer des journalistes en Irak », s’indigne François d’Alançon, grand reporter à La Croix. Plusieurs intervenants, comme Vincent Hugeux (l’Express) ou Loïc Hervouët, directeur de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, soulignent que la pression ne vient pas seulement du gouvernement, mais de l’opinion publique qui ne comprendrait pas qu’après trois prises d’otages qui ont représenté des efforts, des risques et de l’argent pour la collectivité publique, des journalistes retournent en Irak au risque d’être enlevés. Beaucoup doutent que le prochain bénéficient d’un soutien et d’une mobilisation comparable à celle qui a entouré Chesnot, Malbrunot et Aubenas.

De ces débats, une idée semble émerger : inciter les patrons de presse à se « cotiser » pour financer une maison « sécurisée » à Bagdad qui servirait de lieu d’accueil aux journalistes français qui se rendraient en Irak, dans des conditions minimales de risque. Certains objectent cependant que cette maison pourrait à son tour devenir une cible, que le risque du trajet aéroport-maison demeurerait ce qu’il est et que pour faire son métier, il faudra bien sortir de la « petite maison dans la prairie », comme la baptise joliment Pierre Babey (France 3). Mais Robert Ménard (RSF) balaie ces doutes avec indignation: « Autant décider de ne rien faire du tout ! ».

Finalement, même les sceptiques se rangent à cette idée, ne serait-ce que pour garder l’initiative face aux pouvoirs publics. Car s’il est un point qui fait l’unanimité, c’est que chacun doit rester dans son rôle et ce n’est pas à l’État qu’il revient de dire ce que doivent faire ou non les journalistes.


par Olivier  Da Lage

Article publié le 16/06/2005 Dernière mise à jour le 16/06/2005 à 08:32 TU