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Italie

La justice poursuit 13 agents de la CIA

Le parquet antiterroriste de Milan lance de très graves accusations contre la CIA et les services secrets égyptiens.(Photo: AFP)
Le parquet antiterroriste de Milan lance de très graves accusations contre la CIA et les services secrets égyptiens.
(Photo: AFP)
Des magistrats du parquet de Milan qui enquêtent sur l’enlèvement d’un imam égyptien ont lancé des mandats d’arrêt contre 13 agents de la centrale américaine du renseignement qu’ils accusent «d’atteinte grave à l’autorité de l’État et aux traités internationaux». C’est la première fois qu’un pays tiers, de surcroît proche allié de Washington dans la guerre contre l’Irak, poursuit des agents de la CIA.

De notre correspondante à Rome

Les faits remontent au 17 février 2003, ce jour là deux faux policiers –en réalité des agents de la CIA– prétextent un contrôle d’identité pour arrêter, dans une rue de la périphérie de Milan, un imam égyptien, Osama Mustafa Hassan, 40 ans, connu sous le nom d’Abou Omar.

Ils l’enlèvent de force, l’obligeant à monter dans un fourgon, selon le récit du seul témoin oculaire connu, une femme, elle aussi de nationalité égyptienne, qui avait été attirée «par les appels au secours lancés en arabe par un homme vêtu d’une djellaba blanche».

A cette époque Abou Omar, qui résidait à Milan avec sa femme depuis 1997 et avait obtenu le statut de réfugié politique en 2001 faisait l’objet d’une enquête du parquet de Milan sur ses liens présumés avec le terrorisme international. Mais aucun mandat d’arrêt n’avait été émis. Rien ne pouvait donc justifier une telle opération en Italie.

Or il s’est bien agit d’une opération commando menée par des agents des services secrets américains –au moins dix hommes et trois femmes– sous la coordination du responsable de la CIA à Milan, Robert Seldon Lady.

Selon la reconstruction du parquet antiterroriste de Milan, Abou Omar a été conduit à la base militaire italo-américaine d’Aviano, au nord-est de l’Italie, pour être ensuite transféré clandestinement, à bord d’un avion militaire, au Caire en Egypte. Là, selon les dépositions de témoins recueillies par le parquet de Milan, Abou Omar aurait rencontré le ministre de l’Intérieur égyptien, Habib Al Adly, qui lui aurait dit en substance : «Ou bien vous acceptez de travailler pour les services secrets égyptiens, auquel cas vous rentrerez à Milan dans quarante-huit heures, ou bien vous assumez la responsabilité de votre refus».

Omar refuse, il sera donc incarcéré et torturé jour après jour. Il sort en «liberté surveillée» le 19 avril 2004, vraisemblablement pour des raisons médicales et en échange de la promesse de se taire. Mais dès le lendemain, il trouve les moyens de téléphoner à Milan à sa femme et à un ami imam de la mosquée de la via Jenner, la plus surveillée par la police depuis les attentats du 11 septembre 2001. Il raconte à Mohammed Reda les effroyables sévices qu’il aurait subis.

Abou Omar dit ne plus être en mesure de parcourir plus de 200 mètres à pied, affirme avoir été enfermé dans une pièce où étaient diffusés des sons à très haut volume qui ont entraîné de graves lésions auditives. Il donne des détails sur d’autres tortures, en expliquant qu’on le faisait passer d’une sorte de sauna à une cellule frigorifique, ce qui lui provoquait de telles douleurs qu’il avait l’impression que tous ses os se brisaient. Il parle aussi des électrodes appliquées sur les parties les plus sensibles de son corps, y compris les organes génitaux, qui lui ont provoqué des problèmes chroniques aux voies urinaires.

Un mois après, Abou Omar est à nouveau incarcéré pour avoir violé les accords. Sa femme affirme l’avoir vu pour la dernière fois dans une prison proche d’Alexandrie le 21 février 2005. Depuis personne ne sait plus rien de lui… La justice italienne, qui a signé un mandat d’arrêt à l’encontre d’Abou Omar a envoyé plusieurs requêtes aux autorités égyptiennes sans obtenir de réponse

Mais, entre-temps, l’enquête des juges milanais Chiara Nobili et Armando Spataro sur cette opération de «transfèrement exceptionnel» [extraordinary rendition, en anglais] qui consiste à livrer à un pays tiers, en vue d’interrogatoires, une personne soupçonnée par les services américains d’activités terroristes et capturée à l’étranger, a avancé. Le 24 juin des mandats d’arrêt ont été lancés contre 13 agents de la CIA ayant participé à l’enlèvement de l’imam égyptien.

Aucune précaution particulière pour se cacher

Ces agents, dont un ancien consul des États-Unis à Milan et l’ex-chef du bureau de la CIA à Milan, ont pu être identifiés relativement facilement. C’est d’ailleurs l’un des mystères de leur opération car ils n’avaient guère pris de précaution particulière pour se dissimuler aux yeux de leurs homologues italiens. De fait, les enquêteurs italiens ont retrouvé les numéros de téléphones portables qu’ils utilisaient, tout comme les numéros de passeports et de cartes de crédit en leur possession ainsi que le nom des hôtels dans lesquels ils ont séjourné avant l’enlèvement de l’imam. Selon un des quotidiens américains qui suivent cette affaire, les agents de la CIA auraient dépensé plus de 100 000 dollars dans des hôtels de luxe à Milan, Florence, et Venise.

Le parquet antiterroriste de Milan lance de très graves accusations contre la CIA et les services secrets égyptiens. D’après les révélations du quotidien Il Corriere della Sera, après les «confessions» d’Abou Omar à son ami égyptien celui-ci avait informé le grand imam, Abou Imad, qui lui-même avait contacté un avocat égyptien, Montasser Al Zayat, pour lui demander d’obtenir des informations sur son état de santé. Abou Omar a donc reçu la visite de médecins égyptiens qui ont certifié les violences subies dans la prison d’Al Tora. Le dossier médical a été envoyé du Caire à Milan mais… il a disparu de façon inexplicable ! Pour les magistrats de Milan «il est logique de déduire qu’un puissant personnage égyptien a voulu éliminer les preuves des tortures».

Autre révélation du Corriere della Sera : quelques jours après l’enlèvement et l’ouverture d’une enquête par le parquet antiterroriste de Milan, les services secrets américains font savoir à leurs homologues italiens, qu’Abou Omar s’est en réalité enfui en Bosnie «pour échapper à des enquêtes sur les cellules européennes de la Gamaa islamiya égyptienne ». Par ailleurs, certaines sources font circuler le bruit selon lequel en fait, l’imam «n’en pouvait plus de sa femme».

Mais le parquet de Rome tient bon et poursuit son enquête pour «enlèvement aggravé». Ce n’est que le 20 avril 2004 qu’un coup de téléphone d’Abou Omar fournit la preuve certaine de son enlèvement à Milan et donc de la tentative de dépistage des autorités américaines ! De fait le juge Chiara Nobili a défini l’enlèvement d’Abou Omar comme «une très grave attaque contre l’autorité et la souveraineté de l’État italien et contre les traités internationaux».

Reste à savoir si effectivement aucun représentant des autorités italiennes n’a été informé de la «mission» américaine. Des députés de l’opposition exigent d’ailleurs des éclaircissements devant le Parlement. L’enlèvement «illégal» d’Abou Omar risque en tous cas d’avoir des conséquences politiques, tant pour le gouvernement Berlusconi que pour l’administration Bush. Et les relations diplomatiques qui n’étaient déjà plus au beau fixe après l’assassinat par une patrouille de soldats américains de l’agent secret Nicolas Calipari, lequel venait à peine de libérer à Bagdad l’otage Giuliana Sgrena, sont appelées à se tendre encore davantage.


par Anne  Le Nir

Article publié le 27/06/2005 Dernière mise à jour le 27/06/2005 à 13:33 TU