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Pakistan

Darra, le dernier marché aux armes

Ce fabricant finalise la copie d’une arme anglaise. Plus de 400 copies sont réalisées chaque jour.(Photo : Pauline Garaude/RFI)
Ce fabricant finalise la copie d’une arme anglaise. Plus de 400 copies sont réalisées chaque jour.
(Photo : Pauline Garaude/RFI)
A 36 km au sud de Peshawar, dans la zone tribale qui sépare le Pakistan de l’Afghanistan, se trouve Darra, la seule ville pakistanaise dont le marché aux armes n’a pas été fermé. Avec plus de 400 copies par jour, vendeurs et fabricants qui autrefois fournissaient les Taliban, continuent d’y maintenir une tradition centenaire parmi les populations locales : celle de la culture de la kalachnikov.

De notre envoyée spéciale à Darra

Peu après la sortie de Peshawar, sur Jamrud Road, un premier check point annonce l’entrée en Zone tribale où l’on ne peut circuler qu’avec un permis, et escorté par les forces de sécurité tribales (Khyber Khasadar Forces). Un immense panneau rouge précise que l’accès est strictement interdit aux étrangers. Darra n’est plus qu’à 10 kilomètres. Sa rue marchande est une rue de « Bazar » comme une autre : on s’y faufile parmi les rickshaws, les carrioles tirées par des ânes, les voitures et les motos, parcourant sur une route poussiéreuse de caillasse mal broyée, les étalages de légumes, les échoppes de thé, les cuiseurs de chapati, les mécaniciens... De chaque côté, des ruelles plus tranquilles. Parmi elles, Khan Road : c’est ici le coeur du marché aux armes de Darra Adam Khel où la première boutique a ouvert en... 1891.

Un métier de père en fils

Sur une centaine de mètres se succèdent les fabricants et vendeurs d’armes. Dans les ateliers aux murs de pierres où les ventilateurs agitent les étoffes qui servent de porte, des artisans de tout âge taillent les différentes pièces de revolvers et kalachnikov que d’autres polissent. Certains fabriquent les embouts en bois et d’autres les teignent. D’autres assemblent le tout et d’autres encore vendent les balles, comme Majjeed, cet enfant de 11 ans installé sur le perron de la boutique de son père ! « Les artisans vendent leur pièce aux assembleurs qui vendent le produit fini aux boutiques » explique un artisan. Mais Sajjad, lui, spécialiste de la kalachnikov AK-47, fabrique et assemble ses armes de A à Z. « Cela fait plus de 20 ans que je suis dans le métier !» clame-t-il avec fierté, sans détourner l’œil d’une copie de mitraillette britannique qu’il finit de polir. « Chez nous, pachtounes Afridis, c’est une tradition que nous avons de père en fils depuis un siècle. La kalachnikov est une culture ». Son atelier ressemble à tout atelier de bricoleur : un établi, des râpes à affûter et à polir de toutes tailles, des scies à métaux et à bois... Ici, Sajjad fabrique jusqu’à 4 copies par mois qu’il vend 8 000 roupies (110 €) pièce aux revendeurs en boutique – lesquels augmentent le prix de 20%. « A partir de l’original, il faut compter 10 jours pour réaliser la première copie, puis entre 3 et 5 jours pour les copies suivantes. Mais moi, mes kalachnikovs sont très perfectionnées et ça demande plus de temps ! ». La majorité des fabricants produisent à la chaîne et ce sont ainsi plus de 400 copies qui sont finalisées chaque jour. Mais la qualité est moindre car il est devenu difficile et cher de se procurer des originaux. Mahsoud, un autre fabricant, témoigne : « Avant, on pouvait s’en procurer facilement car les mujahideens, les talibans et les locaux venaient régulièrement revendre leurs armes pour en acheter de plus perfectionnées. Depuis le 11 septembre, la circulation en zone tribale étant quasiment coupée, nous n’avons plus que quelques armes de Russie, de Chine et d’Afghanistan que viennent nous porter des personnes qui ont besoin d’argent. ».Puis, sortant de son écrin, soigneusement rangé, un AK-47 de l’armée russe, il poursuit : « J’ai acheté cet original 2000 $ il y a cinq ans. Aujourd’hui, il vaut au moins le double ! Et il est vieux ! Si je vends bien mon stock, je peux en acheter un plus récent d’ici la fin de l’année ».

Un marché « illégal »

Pour ces vendeurs et fabricants, la guerre aux Talibans menée par « Busharraf » - comme ils aiment le nommer – a fait baisser la qualité des armes et le chiffre d’affaires. « Depuis que nous ne vendons plus d’armes aux Talibans, nous gagnons moins car ils achetaient des armes perfectionnées et chères. Aujourd’hui, seuls quelques activistes pakistanais forment une clientèle haut de gamme» avoue un dealer qui livre chaque mois 50 armes à Karachi et vers les provinces du Waziristan et du Baloutchistan. « La clientèle, essentiellement locale, se contente de copies bon marché » ajoute Sajjad, ironisant que «c’est devenu un marché pour les pauvres !». Mais populaire. Car ici, il n’est pas une maison sans kalachnikov accrochée aux murs. Comme chez Faridullah, qui pour l’occasion, enfile fièrement l’une de ses six mitraillettes et s’exclame : « Dans chaque famille, chaque homme en possède au moins une. Notre arme : c’est notre bijou, notre parure ! ».

Mais depuis qu’Islamabad mène sa politique de lutte contre le terrorisme, tous les marchés aux armes ont fermé... à l’exception de Darra. Où seules les forces de sécurité tribales sont agrées à protéger les lieux – « l’armée ou la police pakistanaise n’y met pas les pieds ! » précise un agent de la KKF. Et où il n’y a pas de réglementation - « Personne n’a de licence de vente ou d’achat. En zone tribale, on a nos propres règles ! » poursuit-il.

D’après la majorité des fabricants, « Darra ne fermera jamais » car « le gouvernement est le premier à en profiter ». « Quand un dealer passe un check point, il doit payer 500 roupies de taxe pour chaque arme ! Sur une année, çà fait beaucoup d’argent pour Islamabad ! ». Et Mahsoud jure même que « si Musharraf décidait la fermeture, cela générerait un marché clandestin sur lequel il perdrait définitivement tout contrôle ».

par Jeanne  Grimaud

Article publié le 15/07/2005 Dernière mise à jour le 16/07/2005 à 15:25 TU