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Chili

Le deuil impossible des familles de disparus

Gloria Paez lutte pour que justice soit faite.(Photo : Claire Martin)
Gloria Paez lutte pour que justice soit faite.
(Photo : Claire Martin)
Les familles de disparus ont commémoré les trente ans de l’Opération Colombo. Une campagne de désinformation organisée par le gouvernement Pinochet en 1975. Théâtre, musique et danse pour raviver la mémoire des Chiliens et réclamer justice. Gloria Paez a participé trois jours durant à ces commémorations. Elle raconte sa douleur et sa soif de justice.

De notre correspondante à Santiago du Chili

«Je sais qu’il est mort, mais qu’on me dise où il est. Que je puisse faire mon deuil, que je puisse enfin le pleurer», lâche Gloria Paez dans un murmure, ses grands yeux mouillés. Son fiancé, cette petite brune vêtue de cuir noir l’a perdu il y a trente ans. Le 1er janvier 1975, des hommes «qui semblaient du quartier», précise-t-elle, sont venus chercher Agustin Martinez Mesa, ingénieur mécanicien et professeur d’université, membre du Mouvement révolutionnaire de gauche (Mir). Il avait 27 ans. Il n’est jamais revenu. Il fait partie du millier de disparus au Chili sous la dictature militaire (1973-1990). Une dictature qui a mené une véritable campagne d’extermination des opposants de gauche.

Après trois jours d’attente, Gloria est parti à sa recherche, leurs deux enfants sous le bras, l’un âgé d’un an et sept mois, l’autre de treize jours. «Je les confiais à n’importe qui dans la rue pour taper à la porte des supposés centres de détention et réclamer Agustin», se souvient-elle, encore choquée d’avoir exposer ainsi ses bébés. Elle a fini par savoir qu’ils le retenaient à la villa Grimaldi. Un gardien a fait passer un mouchoir blanc par la fenêtre, c’était le signe qu’il était là. D’autres témoins lui raconteront plus tard qu’Agustin criait sans cesse son nom, celui de Gloria et de leurs deux enfants.

Avant de se réfugier en France, puis à Cuba, elle est encore restée dix ans au Chili. «Ce fut une longue période de clandestinité où je continuais de lutter au sein du Mir», se souvient-elle le regard fixe. «J'ai vécu une histoire très dure où j'ai dû apprendre à mes enfants de six  et sept ans à saisir une arme. Ils n'allaient pas à l'école, je leur enseignais à lire et écrire. Cette douleur que j'ai dû taire durant des années, m'a affaiblie aujourd'hui d'une manière incroyable. Depuis que je suis rentrée il y a plus d’un an, les souvenirs refluent. Je suis assise parce que je sens que je peux m'évanouir».

La commémoration de l’Opération Colombo

Elle s’est installée sur les marches de la place de la Constitution, face au palais présidentiel, la Moneda. Elle y sera restée trois jours entiers jusqu’à samedi dernier. Membre du «collectif 119», qui regroupe une quarantaine de parents et amis de disparus, elle a participé, entre danse, théâtre et concerts, entre joie et larmes, sur une des places les plus fréquentés de Santiago, à la commémoration des trente ans de l’Opération Colombo. Une campagne médiatique de désinformation menée par le gouvernement Pinochet en juillet 1975. Afin de détourner le regard des Nations unies des atrocités commises au Chili, les journaux chiliens reproduisent deux listes de noms tirés du magazine argentin Lea et du journal brésilien O’Dia, créés pour l’occasion. Des listes de morts, tués soit-disant par leurs propres compagnons de lutte du MIR «en Argentine, en Colombie, au Venezuela, au Panama, au Mexique et en France» pour des histoires d’argent, disent les journaux. Il s’agissait de faire croire que ces 119 opposants politiques détenus au Chili étaient en fait morts au-delà des frontières au cours de règlements de compte entre partisans de gauche.

Le jour où elle a vu le nom d’Agustin sur une des listes, Gloria ne pourra jamais l’oublier. «C’était le 22 juillet, l’anniversaire de mes 23 ans. J’ai compris là mon impuissance face à la propagande du gouvernement». Elle ajoute : «Pour ne plus jamais que de tels événements se reproduisent au Chili, je lutte depuis mon retour au pays, il y a plus d’un an, pour que justice soit faite ».

Pinochet a vu son immunité levée en première instance le 6 juillet. Des militaires sont poursuivis, certains en prison. Mais les peines sont courtes, les procès longs. Et les principaux quotidiens chiliens –La Segunda, El Mercurio, La Tercera, Las Ultimas Noticias– , qui ont collaboré à l’époque à l’opération Colombo, n’ont toujours pas fait leur mea culpa, alors même que certains des journalistes et directeurs de l’époque sont toujours en poste aujourd’hui. Et notamment Agustin Edwards, le directeur du Mercurio, le quotidien le plus important du Chili. La justice passe aussi par la mémoire. La commémoration, incarnée par des spectacles et 119 hautes silhouettes peintes sur bois couleur sépia portant chacune un nom, un âge, une profession, une date de disparition, visait ainsi à toucher les passants. Elle passe enfin par une réponse à une question posée depuis trente ans : «où sont les corps ?»


par Claire  Martin

Article publié le 02/08/2005 Dernière mise à jour le 02/08/2005 à 09:21 TU