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Argentine

Dictature : justice pour des « bébés volés »

par Stefanie Schüler

Article publié le 04/04/2008 Dernière mise à jour le 05/04/2008 à 05:43 TU

La justice argentine a condamné vendredi les « ravisseurs » de Maria Eugenia Barragan à des peines comprises entre sept et dix ans de prison, à l'issue d'un procès historique qui a permis d’éclaircir le trafic des enfants d’opposants organisé par la dictature argentine. Maria Eugenia Sampallo Barragan, aujourd’hui âgée de 30 ans, est le premier enfant de « disparus » qui porte plainte contre ses « parents adoptifs ».

Maria Eugenia Sampallo Barragan montre les photos de ses parents biologiques, lors de la conférence de presse à Buenos Aires, le 31 mars 2008.(Photo : AFP)

Maria Eugenia Sampallo Barragan montre les photos de ses parents biologiques, lors de la conférence de presse à Buenos Aires, le 31 mars 2008.
(Photo : AFP)

« Les parents de Maria Eugenia ne l’ont pas abandonnée ! Elle a été arrachée des bras de sa mère ! Il faut que cela se sache ». Tels sont les mots de Maître Tomas Ojea Quintana, prononcés le 19 février dernier. A cette date s’ouvre à Buenos Aires un procès inédit et hautement symbolique dans l’histoire de la justice argentine. Ce procès oppose la cliente de Maître Quintana, Maria Eugenia Sampallo Barragan à ceux qui se sont fait passer pendant des années pour ses parents. Il a fallu très longtemps à la jeune Argentine pour comprendre qu’elle faisait partie des « bébés volés » par la dictature militaire (1976-1983).

« Toute son enfance, elle a eu des doutes »

Le 6 décembre 1977, les militants maoïstes Mirta Mabel Barragan et Leonardo Ruben Sampallo ainsi que leur petit garçon Gustavo, âgé de trois ans, sont enlevés de leur domicile à Buenos Aires. La famille est transportée dans un centre de torture clandestin. Au moment de sa disparition, Mirta est enceinte de six mois.

Quelque mois plus tard, en mars 1978, un militaire argentin, Enrique Berthier, arrive chez les Rivas, une famille vivant à Buenos Aires. Il leur amène un nourrisson, une petite fille. Avec l’aide d’un médecin de l’armée, Oswaldo Rivas et sa femme, Maria Cristina Gomez Pinto, falsifient l’acte de naissance et déclarent le bébé comme leur fille biologique, née le 7 mai 1978 sous le nom de Violetta Rivas.

Mais au fil du temps, Violetta commence à poser des questions : « Toute son enfance, elle a eu des doutes », affirme Maître Quintana. « Ses faux parents ne cessaient de se contredire sur les circonstances de la naissance de la petite ». Le conflit qui oppose Violetta au couple Rivas, ses « parents », devient de plus en plus orageux. Après l’école, elle fuit la maison et s’approche des Grand-mères de la place de Mai.

Les Grand-mères de la place de Mai

Le mouvement « les Grand-mères de la place de Mai » a été fondé en 1977 pour tenter de retrouver les petits-enfants nés en captivité. Leurs mères, opposantes au régime, ont accouché en détention avant de « disparaître ».

On estime que 500 bébés ont ainsi été enlevés et adoptés par les familles des bourreaux de leurs parents. Aujourd’hui seuls 88 d'entre eux ont pu être identifiés grâce aux campagnes d’information des « Grand-mères » et aux tests ADN. Le 10 décembre 2003, la présidente de l’association, Estela Barnes de Carlotto, a reçu le Prix des droits de l’homme de l’ONU.

A 23 ans, Violetta Rivas découvre son vrai nom : Maria Eugenia Sampallo Barragan. Grâce à des tests ADN, la jeune femme retrouve certains membres de sa vraie famille : notamment sa grand-mère et son frère aîné Gustavo qui a survécu à la terreur des centres de torture : le petit Gustavo a pu être récupéré dans un commissariat, trois semaines après l’enlèvement. Les parents ont disparu sans laisser de trace.

Après les retrouvailles avec les siens, Maria Eugenia se décide à faire toute la lumière sur son passé. Elle porte plainte contre les trois personnes qui lui ont volé son enfance et sa famille : le couple Rivas et celui qui leur a amené le bébé, le capitaine Enrique Berthier. Quand l’enquête commence, les trois accusés nient en bloc l’ensemble des faits qui leur sont reprochés.

« Courageuse et déterminée »

« Ma cliente est courageuse et déterminée », estime Tomas Ojea Quintana. « Quand elle récupère son identité en 2001, l’Etat initie une action pénale. Mais ces trois individus bloquent systématiquement l’action de la justice. Ils nient leur participation aux faits, occultent l’information et vont même jusqu’à porter plainte contre elle pour faux témoignage. Elle se trouve ainsi impliquée dans une action judiciaire, où c’est elle l’accusée ». C’est à ce moment-là que Maria Eugenia décide de porter plainte à son tour.

Lors du procès, Maria Eugenia et le procureur requièrent la peine maximale, vingt-cinq ans de prison ferme, contre Oswaldo Rivas, sa femme, Maria Cristina Gomez Pinto, et Enrique Berthier. Tous trois sont accusés d’enlèvement de mineur, de falsification de documents publics et de suppression d’identité. 

Un procès à dimension historique

Maria Eugenia partage son destin avec des centaines d’autres enfants, qui ont été arrachés à leurs parents biologiques pour être donnés à des familles proches des militaires au pouvoir. Des procès concernant les enfants volés se sont déjà déroulés en Argentine. Mais c’est le fait que Maria Eugenia soit la première victime à porter plainte contre ses faux parents qui rend son cas non seulement exceptionnel, mais aussi et surtout exemplaire.

Le procès contre le couple Rivas et Enrique Berthier a en effet révélé les rouages d’un odieux système. Les enquêtes judiciaires ont permis de comprendre avec précision comment l’armée argentine organisait le trafic des enfants à naître des prisonniers clandestins qu’elle torturait et éliminait. Peu avant le verdict, l’avocat de Maria Eugenia, Maître Tomas Ojea Quintana a dit espérer que le procès permette « d’analyser ce qui s’est passé pendant la dictature et de reconnaître que ces enlèvements d’enfants relèvent du crime contre l’humanité ».

A écouter

Verdict du procès

« Dix ans pour le militaire qui avait fait établir un faux certificat de naissance, huit et sept ans respectivement pour l'homme et la femme qui l'ont élevée en la faisant passer pour leur fille. »

05/04/2008 par Jean-Louis Buchet