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Argentine

Pour que les disparus ne soient pas oubliés

En un geste sans précédent à l’égard des victimes de la dictature 1976-1983, le président Kirchner a décidé de transformer le plus important centre de détention de l’époque en un musée de la Mémoire.
De notre correspondant à Buenos Aires

Le vingt-huitième anniversaire du coup d’État du général Jorge Videla, ce mercredi 24 mars, n’aura pas été comme les autres. En un geste sans précédent à l’égard des victimes de la dictature la plus féroce qu’ait connue l’Argentine, le président Nestor Kirchner a choisi cette date pour annoncer la création d’un musée de la Mémoire sur le site même du plus important centre de détention clandestin de l’époque, l’Ecole de mécanique de la marine (Esma).

Agé de 53 ans, le chef de l’État est particulièrement sensible à ce qui s’est passé durant ces années noires, bien plus en tout cas que les hommes politiques de la génération précédente, y compris le radical Raúl Alfonsín, premier président de la restauration démocratique, qui eut le courage de faire traduite en justice les chefs des juntes qui s’étaient succédées au pouvoir entre 1976 et 1983. Si Kirchner n’a pas souffert personnellement des abus commis par les militaires (militant péroniste à l’université, il s’éloigna de la politique pour se consacrer à son cabinet d’avocat au moment du putsch), nombre de ses amis, dont certains ne sont plus là pour en témoigner, n’ont pas eu cette chance. Avec le musée de la mémoire, il entend leur rendre hommage, tout en s’adressant aux jeunes qui ont toujours vécu en démocratie, pour dire une nouvelle fois «Nunca más» («jamais plus»), ainsi qu’était titré le rapport de la commission d’enquête sur les disparus formé en 1984 et dirigé par le grand écrivain Ernesto Sábato.

Autour de Kirchner, on aura vu des représentants des proches des victimes (dont les Mères et les Grands-mères de la place de Mai) et de rares survivants de l’horreur: sur quelque 5000 personnes qui seraient passées par l’Ecole de mécanique de la marine, on estime à moins de 10% celles qui auraient réchappé de l’enfer. Torturés dans les sous-sols de l’établissement après avoir été enlevés, les détenus –des opposant supposés-, étaient ensuite tués, pour être ensuite enterrés dans des terrains vagues, ou lâchés d’avion encore vivants, de nuit, dans les eaux du Río de la Plata. Ainsi, les tortionnaires de l’Esma seraient responsables de 9000 disparitions recensées sous la dictature, décompte officiel établi par la commission d’enquête (et confirmé par le nombre de familles ayant fait droit à une demande d’indemnisation), bien que beaucoup d’organisations de défense des droits de l’homme parlent toujours de 30 000 disparus.

Il est temps que l’Argentine règle ses comptes avec son passé

Pièce maîtresse du dispositif de répression illégal mis en place par des forces armées qui se disaient en guerre contre la «subversion marxiste», l’Ecole de mécanique de la marine a également une valeur symbolique forte pour avoir été le théâtre d’opérations d’officiers dont la sinistre réputation a dépassé les frontières de l’Argentine. C’est le cas notamment de l’ex-capitaine de frégate Alfredo Astiz, aujourd’hui détenu dans son pays mais dont Paris réclame l’extradition suite à sa condamnation à perpétuité par contumace pour l’enlèvement de deux religieuses françaises, Léonie Duquet et Alice Domon.

Pour Kirchner, il est temps que l’Argentine règle ses comptes avec cette période. Elle avait commencé à le faire en 1985 avec le procès historique des juntes mais l’action de la justice fut ensuite bloquée par le vote de lois d’amnistie qui ont permis à des centaines d’officiers d’échapper aux poursuites. L’actuel président a obtenu du Parlement l’annulation de ces lois. Il faut encore que la Cour suprême se prononce pour que les tribunaux puissent être saisis à nouveau. En attendant, il voudrait que l’armée aille jusqu’au bout de la démarche amorcée par l’ancien commandant en chef Martín Balza, aujourd’hui ambassadeur, qui demanda en 1996, le pardon des Argentins pour les atrocités commises par ses prédécesseurs. Et c’est ce qu’il a fait comprendre aux amiraux qui ont tenté de s’opposer au projet de musée de la Mémoire, prétendument pour préserver les instituts de formation fonctionnant dans les locaux de l’Ecole de mécanique de la marine. Alors qu’il s’agissait, comme il n’avait échappé à personne, d’un refus d’assumer ce passé.



par Jean-Louis  Buchet

Article publié le 24/03/2004

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