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Argentine

Grissinopoli, usine occupée par les ouvriers

Un an après la crise du 20 décembre 2001, l’Argentine compte une centaine d’entreprises occupées par près de dix mille employés. A Buenos Aires, l’usine Grissinopoli a réussi son pari: fonctionner sous forme de coopérative ouvrière.
Aux heures glorieuses de Grissinopoli, petite usine située en plein cœur de Buenos Aires, cinquante ouvriers s’activaient autour des deux chaînes de fabrication. Chaque jour, près de mille deux cents kilos de «gressins» (bâtonnets de pain) et de pains sucrés sortaient des entrepôts pour rejoindre les restaurants de la capitale argentine. En cette veille de Noël, ils ne sont plus que seize employés et les machines sont silencieuses.

Le visage tiré, Ivana, 42 ans, dont 25 passés au service de l’usine, nous confie: «en Argentine, la récession a commencé en 1998... et nos problèmes avec! Au début, la direction s’est contentée de baisser nos salaires. Puis, elle a licencié des ouvriers. Jusqu’à ce jour d’août 2001 où elle nous a annoncé: «il n’y a plus d’argent dans les caisses, on ne peut plus vous payer». On a tenu dix mois comme ça, à travailler et à crever de faim! Moi, je suis célibataire et ma fille est indépendante. Mais vous imaginez ce que les pères et les mères de famille ont enduré ! Alors, le 3 juin dernier, on a décidé d’occuper l’usine. Pour éviter qu’elle ne ferme mais aussi pour protester. Parce qu’entre-temps, on avait appris que les dix-sept associés étaient partis avec l’argent de l’entreprise».

Au début, l’occupation de l’usine est anarchique. Les travailleurs gèrent, au jour le jour, les rares commandes. La nuit, ils se relayent pour garder les locaux. Les descentes de police sont fréquentes dans les usines occupées et, raconte Ivana, «on a dû improviser des lits de fortune dans les vestiaires. Le plus dur était de ne pas céder à la peur».

Les bénéfices sont répartis entre les employés

A Grissinopoli, aucun ouvrier n’était syndiqué. C’est donc avec méfiance que les plus anciens acceptent de recevoir les représentants de plusieurs syndicats argentins. «On a eu raison de se méfier. Au bout de quelques mois, ils nous ont lâchés!» précise Ivana. La solidarité viendra plus tard... des assemblées populaires de Chacarita, quartier où est situé Grissinopoli, des piqueteros (chômeurs qui établissent des barrages sur les routes), des autres fabriques occupées, bref de tous ces mouvements populaires nés de la crise économique et sociale du 20 décembre 2001.

Pour Ana, 26 ans, entrée dans l’entreprise il y a deux ans: «sans eux, on n’aurait pas tenu le coup. Ils nous ont aidés à nous organiser, à prendre un avocat pour créer la coopérative». La décision du juge est en effet arrivée en novembre: Grissinopoli peut désormais fonctionner sous forme de coopérative ouvrière. Les ouvriers l’ont baptisée : «La coopérative du nouvel espoir». Seuls maîtres à bord, ils se sont répartis les différentes tâches: comptabilité, gestion des commandes, production... Des étudiants de la fac viennent parfois donner un coup de main -«on a encore du mal avec les chiffres», reconnaît Ana- mais pour le reste, chacun sait ce qu’il a à faire. Quant aux bénéfices, ils sont répartis à part égale.

Dans deux ans, une proposition de rachat pourrait être faite aux propriétaires. «On doit d’abord régler le problème des dettes. Car si on rachète l’usine, on doit aussi rembourser son passif», explique Ivana. «Pour l’instant, on en est loin... ». Car aujourd’hui, Grissinopoli tourne pratiquement à vide. Les anciens clients tardent à revenir et les autres se méfient... une usine gérée par les ouvriers, le concept n’est pas encore passé dans les mœurs!

Le quartier de Chacarita, lui, a appris à vivre avec ce voisinage militant. Ses habitants fréquentent régulièrement le centre culturel, ouvert depuis peu au deuxième étage de l’usine. «Cet espace leur est entièrement dédié. On ne pouvait pas faire moins pour les remercier. En ce moment, on expose plusieurs tableaux d’artistes argentins. Chacun d’entre eux nous a offert l’une de ses œuvres. On organise aussi des mini festivals de films, des conférences. Un groupe de psychanalystes marxistes vient même s’y réunir toutes les semaines. Après tout, l’usine est à nous, non? On en fait ce qu’on veut», s’exclame Ivana. Avant de conclure: «quand même, si quelqu’un m’avait dit: «un jour, tu seras propriétaire de Grissinopoli», je l’aurais pris pour un fou!».



par Estelle  Nouel

Article publié le 29/12/2002