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Argentine

Le spectre des enfants adoptés de la dictature

Plusieurs centaines d’enfants ont été arrachés à leurs parents pendant la dictature argentine et ils ont ensuite été confiés illégalement à d’autres familles. Deux d’entre eux auraient ainsi été adoptés par l’une des femmes les plus puissantes du pays, Ernestina Herrera de Noble - directrice du quotidien Clarín- qui est poursuivie par la justice de son pays.
Ernestina Herrera de Noble ne pensait pas connaître un jour un tel affront. Le soir même où son journal Clarín, quotidien argentin à plus fort tirage, organisait son gala annuel à l’opéra de Buenos Aires, elle recevait la visite à son domicile de policiers venus lui signifier son arrestation pour «faux et usage de faux» dans le processus d’adoption de ses deux enfants, Felipe et Marcela. La scène se déroulait le 18 décembre dans un quartier chic de la capitale argentine. Depuis, Ernestina Herrera de Noble a retrouvé sa liberté, après avoir été détenue trois jours dans les locaux de la police de Buenos Aires et être restée assignée à résidence pendant deux journées. Mais l’affaire continue de générer une vive polémique politico-judiciaire en Argentine.

Cette femme âgée de 77 ans n’a jamais nié le fait d’avoir adopté deux enfants en 1976, quelques mois après le début de la dictature du général Jorge Rafael Videla. Elle est, depuis, victime de nombreuses rumeurs et accusations, plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme la soupçonnant d’avoir adopté les enfants de disparus de la dictature. Les militaires argentins avaient en effet installé des maternités clandestines dans la capitale argentine pour les prisonnières enceintes. De nombreux enfants ont ainsi ensuite été donnés à l’adoption, et leurs mères biologiques supprimées. L’association des Grands-mères de la place de Mai, qui regroupe les proches des disparus de la dictature, a recensé les cas d’environ 500 enfants et a déjà retrouvé 73 d’entre eux.

Pour tenter d’y voir plus clair dans l’affaire Herrera de Noble, l’association des Grands-mères de la place de Mai a déposé plusieurs plaintes au cours des années 90 qui n’avaient jusque-là rien donné. Jusqu’à ce que le juge Roberto Marquevich décide de demander l’arrestation d’Ernestina Herrera de Noble qu’il accuse d’avoir falsifié les documents d’adoption de Felipe et Marcela, aujourd’hui âgés de 26 ans. Le juge Marquevich aurait trouvé différentes anomalies dans les procédures d’adoption plénière réalisées voilà vingt-cinq ans, l’identité des parents biologiques n’étant notamment pas claire. Et il a demandé aux deux enfants de se soumettre à des tests ADN réclamés par les familles à la recherche des nourrissons disparus.

Des tests sanguins décisifs

Les sordides affaires de trafic d’enfants se limitaient jusqu’à présent à des familles de militaires argentins, plusieurs d’entre eux ayant été inculpés par la justice au cours des dernières années. L’affaire d’Ernestina Herrera de Noble est différente puisqu’une civile est cette fois directement mise en cause. Veuve du fondateur du quotidien Clarín, Roberto Noble, elle est à la tête d’un très puissant groupe médiatique qui comprend notamment une chaîne de télévision et plusieurs stations de radios. Elle compte notamment de nombreux détracteurs parmi les sympathisants de l’ancien président argentin Carlos Menem qui reprochent à Clarín la publication de nombreux scandales financiers au cours des années 90.

Pour le groupe Clarín, il est clair que cette affaire s’inscrit dans un vaste complot politique dirigé contre Mme Herrera de Noble. Le quotidien a publié plusieurs articles dénonçant vivement sa «détention arbitraire» et le manque de professionnalisme du magistrat qui l’a ordonnée. Des critiques également reprises par de nombreuses personnalités politiques du pays et plusieurs associations de journalistes qui s’interrogent sur les méthodes du juge Marquevich. La cour d’appel de San Martin, située en banlieue de Buenos Aires, a cassé sa décision consistant à obliger les deux enfants à se soumettre à des tests sanguins et a décidé lundi la remise en liberté de Mme Herrera de Noble.

Le juge Marquevich a déjà été accusé à plusieurs reprises d’avoir commis des irrégularités dans le cadre de différentes instructions. Le procureur argentin Rita Molina a ainsi rappelé mercredi dans une interview accordée à Radio Mitre qu’elle enquêtait sur la disparition d’une importante somme d’argent dans le tribunal de San Isidro et que le magistrat Marquevich allait bientôt devoir répondre à ses questions. Elle a également estimé qu’il avait mal agi dans l’affaire Herrera de Noble et que sa conduite serait jugée par ses supérieurs hiérarchiques.

Dans l’immédiat, la justice argentine va devoir tenter de tirer au clair cette confuse affaire d’adoption. Elle essaiera une nouvelle fois de convaincre Felipe et Marcela de se soumettre à des tests ADN. Ils s’y sont jusque-là toujours opposés, arguant notamment du risque de troubles psychologiques que les résultats pourraient provoquer. Pourtant, rappelle Alcira Ríos, avocate de l’Association des Grands-mères de la place de Mai dans une interview accordée au quotidien Página 12, «il n’y a pas d’autre solution». Elle insiste sur la nécessité pour eux de savoir qui ils sont et sur le fait que de nombreuses personnes attendent depuis beaucoup trop longtemps de connaître la vérité. «La grand-mère Amelia est morte voilà un mois sans savoir si Marcela était la petite-fille qu’elle cherchait», explique Alcira Ríos. Et il est donc grand temps, selon elle, de lever toutes les zones d’ombres dans cette affaire.



par Olivier  Bras

Article publié le 25/12/2002