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Prix littéraires

Jamaica Kincaid: l'écriture ou la vie!

Auteur de cinq romans, d'un recueil de nouvelles et d'un essai sur l'île caribéenne d'Antigua dont elle est issue, l'Américaine Jamaica Kincaid s'est imposée au cours des deux dernières décennies comme un des écrivains les plus originaux de notre époque. Mon frère, raconte la douloureuse agonie de son frère cadet, mort du sida dans les années 80.
Jamaica Kincaid appartient à cette catégorie d'écrivains pour qui l'écriture est la vie même, comme en attestent les thèmes de ses livres puisés pour l'essentiel dans son propre vécu de femme, de Noire, d'exilée. Elle n'invente rien, mais tente de comprendre à travers des phrases souvent répétitives et incantatoires le sens du présent et du passé, vivant l'écriture comme une thérapie, une catharsis. «Je suis devenue écrivain par désespoir», affirme-t-elle dans Mon frère, (éditions de l'Olivier) où elle explique que le fait d'avoir écrit sur sa vie l'a sauvée.

Mais avant de trouver son salut dans l'écriture, Jamaica Kincaid s'est sauvée en partant de son île natale, en fuyant une mère insensible et souvent violente qui voyait d'un mauvais £il la passion de sa fille pour les livres. Un jour, elle «les entassa sur sa pile de roches galettes, les arrosa de pétrole lampant et y mit le feu». Une cruauté gratuite qui a conduit Jamaica à vouer «le restant de [ma] vie à tenter de ramener ces livres dans ma vie en les réécrivant et les réécrivant encore jusqu'à ce qu'ils soient parfaits, indemnes de tout feu d'aucune sorte». Arrivée à dix-sept ans aux Etats-Unis, elle y a fait toutes sortes de petits boulots, avant de trouver, la chance aidant, le chemin de l'écriture et de publier des articles dans le très select New Yorker. C'est au New Yorker qu'elle fera ses premières armes, encouragée par son rédacteur en chef, le légendaire William Shawn qui deviendra plus tard son beau-père.

Son premier livre, un recueil de nouvelles, paraît en 1983, suivi d'un roman, Annie John. Des livres mineurs, mais où on sent déjà derrière les maladresses et les exubérances d'une écriture encore mal maîtrisée l'ébauche timide d'un univers très personnel hanté par la figure castratrice de la mère. Obnubilée par sa passion pour sa mère, la jeune protagoniste d'Annie John ne peut entrer dans le monde adulte que lorsqu'elle aura réussi à couper le cordon ombilical, à son corps défendant. Annie John quittera son île et sa mère pour rejoindre l'Angleterre. De livre en livre, Jamaica Kincaid a développé cette thématique de la relation d'amour et de haine entre mère et fille, puisant le matériau de sa fiction dans sa propre expérience comme dans le récit autobiographique Lucy (1999), ou dans son imagination féconde comme dans Autobiographie de ma mère (1997) où elle met en scène une femme privée de descendance comme d'ascendance, vouant ainsi le personnage à la solitude éternelle. «Ma mère est morte au moment où je suis née, aussi toute ma vie n'y a-t-il jamais rien eu entre moi et l'éternité ; dans mon dos soufflait toujours un vent lugubre et noir», s'écrie l'héroïne. Chose étrange, cet acharnement contre la figure de la mère ne traduit pas seulement la colère de Jamaica Kincaid contre sa propre mère pour l'avoir moins aimée que ses frères, pour l'avoir sacrifiée en la retirant de l'école à quinze ans, mais aussi la conscience douloureuse et paradoxale que malgré le mal qu'elle lui a fait, elle n'a jamais cessé de l'aimer. Même son écriture qu'elle croyait découler d'une volonté de rébellion contre sa mère, est mystérieusement destinée à cette femme restée à Antigua et qui ne lira jamais aucun de ses livres!

Famille, je vous aime, bien que je ne cesse de dire que je vous hais: voilà le fil rouge qui traverse la fiction de Jamaica Kincaid. Cette fiction se signale aussi à l'attention par la qualité très particulière de la voix de l'auteur. Une voix grave, incisive, descendant en vrille dans les tréfonds de la mémoire pour percer et faire éclater les maux d'une âme endolorie!

TIRTHANKAR CHANDA

îuvre de Jamaica Kincaid en français:

Mon frère, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet. L'Olivier, 194 pages, 100 FF.
Lucy, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Dominique Peters. Albin Michel, 162 pages, 98 FF.
Autobiographie de ma mère, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Dominique Peters. Albin Michel, 217 pages, 98 FF.
Annie John, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Dominique Peters, L'Olivier, 164 pages, 49 FF.




Article publié le 06/11/2000