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Algérie

«<i>C'est l'intifada du peuple algérien</i>»

La communauté algérienne est en état de choc au lendemain de manifestation d'Alger réprimée dans la violence. Pour Malika Matoub, la soeur de Lounès Matoub, le chanteur kabyle assassiné en 1998, la jeunesse du pays constitue l'unique espoir de sortir de l'impasse. Elle condamne par ailleurs le silence de la communauté internationale, de la France notamment, face à l'ampleur des événements.
RFI : La plupart des jeunes manifestants ont entonné jeudi des chansons de votre frère pendant la manifestation. Est-il devenu un symbole ?
Malika Matoub : Lounès représente quelque chose pour cette jeunesse. Il était un petit peu le porte-drapeau et disait haut ce que les jeunes ressentent tout bas. Il y a une communion avec cette jeunesse kabyle qui vient de démontrer encore une fois qu'elle a une conscience politique plus élevée que les gens qui nous gouvernent.

RFI : Le soulèvement en Kabylie a gagné d'autres régions du pays. Est-ce une lame de fond ?
M.M : Tout à fait, ça a commencé à Kabylie et cela se propage. Le pouvoir a essayé d'étouffer fortement les revendications des gens dans les autres régions pour régionaliser et essayer d'isoler la Kabylie du reste de l'Algérie pour dire que c'est un problème régional, séparatiste etc... mais vu l'ampleur des événements, vu aussi les banderoles que brandissent les manifestants, c'est l'Algérie tout entière qui est concernée. La question identitaire posée par les manifestants est un problème de fond qui regarde tout le peuple algérien. Cette fois, le fait nouveau c'est que ce sont des campagnardes qui sont descendues dans la rue, des villageoises ! Habituellement ce sont des citadines. Ce sont des «mamas» qui sont sorties des campagnes pour dire : «arrêtez de tuer nos enfants» et désormais on ne peut plus parler de guerre cachée, là c'est une guerre réelle.

RFI : En quoi la situation est-elle différente aujourd'hui ?
M.M :
C'est la détermination. Les émeutes d'aujourd'hui durent depuis plus d'un mois. Il y a une détermination de ces jeunes et c'est ça qui d'un côté est extraordinaire. Dµun autre côté, il y a des vies humaines qui tombent chaque jour. Ce pouvoir, au lieu d'accepter de perdre la face et de rendre des comptes à son peuple, non seulement il perd la face mais il perd des vies humaines aussi. Quand un corps constitué tire sur des jeunes désarmés, il n'y a plus rien à dire.

RFI : Quelle issue voyez-vous ?
M.M :
Premièrement, il faudrait que les revendications de cette jeunesse soient prises en compte par les pouvoirs publics et qu'on arrête les exactions, ce déni de justice, ce déni identitaire. Il y a en Algérie toute une jeunesse qui aspire à vivre librement, à pouvoir trouver du travail, a avoir un pays qui réponde à ses besoins. Aujourd'hui, la population pointe un doigt accusateur sur le pouvoir réel. Beaucoup disent qu'il faut que Bouteflika parte. Le problème n'est pas là. Qui a mis Bouteflika au pouvoir ? Qui a ramené Boudiaf avant qu'il ne soit assassiné ? Qui a ramené Zéroual avant qu'il ne soit limogé ? Il faudrait que les généraux, ces gens là qui gouvernent le pays et que ceux qui ont pompé toutes les ressources de ce pays rendent des comptes au peuple.

RFI : Il règne un grand silence dans la communauté internationale. Que pensez-vous de cette absence de réaction ?
M.M :
On ne comprend pas le silence de la France et des autres pays européens par rapport à ce qui s'est passé hier. C'est incroyable, c'est hallucinant et en même temps il n'y a pas que les gouvernements qui doivent réagir. Il faudrait qu'il y ait des réactions citoyennes. Ce qui se passe en Algérie n'est pas une guerre cachée. Il y a un corps constitué qui tire à balles réelles sur des manifestants et moi je le compare à l'Intifada en Palestine. Quand on voit ces jeunes qui s'avancent vers la mort, on voit qu'ils sont déterminés à aller jusqu'au bout. Comme ils le disent eux-mêmes, «on est déjà morts». Ils n'ont plus rien à perdre. Ces jeunes, ils ont vingt, vingt-cinq ans. Ils n'ont pas connu la guerre d'Algérie. Ils sont en train de subir une autre guerre. C'est un corps constitué qui est en train de les réprimer. Il faudrait que la communauté internationale prenne ses responsabilités. C'est révoltant quand on voit qu'à deux heures de Paris il y a des choses qui se passent et qu'il y a cette passivité face aux événements. Quand on voit des enfants assassinés et sur lesquels on tire des balles réelles dans le dos, ce silence est dramatique.

RFI : Les autorités algériennes estiment «avoir évité le pire» jeudi. Qu'en pensez-vous ?
M.M :
Les jeunes avaient un memorandum à remettre à leur président et on les en a empêchés. C'est le pouvoir qui pousse au pourrissement de la situation. Même le quartier de l'Algérois est descendu dans la rue. Il y a une vrai solidarité de la rue en Algérie. Les Kabyles marchaient main dans la main avec le reste de la population. On marche pour un avenir meilleur et une démocratie majeure. Le problème en Algérie n'est pas un problème entre populations interposées mais c'est un problème de tout un peuple contre un régime dictatorial qui est là pour assouvir ses propres besoins et qui est prêt à sacrifier les deux tiers de sa population pour sauvegarder ses privilèges. C'est ça qui est dramatique. Il suffit de voir dans quelles conditions la population vit et pendant ce temps là l'Algérie est le premier pays exportateur de gaz. Et toutes ces richesses vont où ?

RFI : Le 25 juin ce sera le troisième anniversaire de l'assassinat de Matoub Lounès. Que va-t-il se passer ?
M.M :
Un ultimatum a été donné au pouvoir comme on peut le lire à travers la presse algérienne. Depuis trois ans, il y a une atteinte à la vérité sur l'assassinat de Lounès. C'est un ras-le-bol. Honnêtement, moi-même je crains la réaction des gens pour cette commémoration. On ne souhaite pas évidemment qu'il y ait d'autres morts mais une chose est sûre c'est que les gens seront dans la rue. La fondation Matoub en Algérie doit se réunir avec les représentants des villages et de la société civile pour voir comment on va prendre en charge les manifestations qui vont se déclencher d'ici là. A Paris, on va essayer d'organiser un rassemblement meeting pour dénoncer ce qui est en train de se passer.

RFI : L'espoir ne réside-t-il pas dans la jeunesse de ce pays ?
M.M :
L'Algérie est peuplée de jeunes, c'est ça l'espoir du pays. L'espoir vient de cette jeunesse qui veut se prendre en charge. Elle en a marre des coordinations de chaque élite politique qui défend ses intérêts au détriment des aspirations populaires. Il y a une décantation qui malheureusement se fait dans la douleur, dans le sang mais je suis sûre d'une chose, l'Algérie de demain ne sera pas celle d'aujourd'hui, encore moins celle d'hier.



par Propos recueillis par Sylvie  Berruet

Article publié le 15/06/2001