Algérie
La tentation autoritaire des généraux
Le gouvernement algérien a décidé lundi soir de suspendre toutes les marches à Alger, mais les émeutes redoublent d'intensité en Kabylie et ailleurs, tandis que près de trente militaires ont été tués lundi dans une embuscade à 200 kilomètres à l'est de la capitale.
Deux mois après le début de la révolte, d'abord en Kabylie et ensuite dans d'autres villes à l'est et au sud d'Alger, le régime algérien a décidé lundi 18 juin de «suspendre jusqu'à nouvel ordre l'organisation de marches dans la capitale». Le gouvernement d'Ali Benflis, dans un communiqué officiel, a même exprimé «sa ferme détermination de faire face aux graves dérives et dérapages constatés à l'occasion des événements tragiques et douloureux qui se sont produits ces derniers jours», et notamment lors de la marche historique du 14 juin. Sans en attribuer ouvertement la responsabilité aux assemblées traditionnelles des villages et des wilayas qui dirigent la révolte. Or, il apparaît aujourd'hui que ces « dérapages » ont été provoqués par le pouvoir militaire, qui a tout fait pour transformer une manifestation pacifique en émeute populaire. Pour pouvoir ensuite interdire tout défilé de l'opposition.
Selon différents témoignages, en effet, des dizaines de prisonniers ont été libérés à la veille de la manifestation d'Alger et regroupés dans une caserne de la capitale, où ils ont été pris en charge par la gendarmerie, en vue de la manifestation du 14. A l'heure fixée, ils sont entrés en action, s'attaquant violemment aux manifestants, déguisés parfois en supporters d'un club de football. Au même moment, des tirs à balles réelles ont été signalés par différents témoins cités par l'AFP, à partir d'une voiture banalisée conduite vraisemblablement par des policiers, et deux journalistes périssaient écrasés par un autobus sorti de façon inattendue d'un dépôt. Ces «dérapages» sont aujourd'hui dénoncés, notamment pas la presse privée. Ils ont été démentis par le pouvoir, mais ils sont sans doute à l'origine de l'émeute et des pillages généralisés survenus à Alger le 14 juin.
En Kabylie même, on assiste depuis plusieurs jours à un autre genre de provocations policières, voire de «stratégie de la terreur». Des commandos de gendarmes, arborant des drapeaux algériens et criant «nous sommes aussi des Algériens» s'attaquent à coups de barre aux jeunes chômeurs qui traînent dans les rues de Tizi Ouzou, détruisent les vitrines de commerces qui boycottent la gendarmerie depuis le début de la révolte, et provoquent ainsi des émeutes locales. Ils vont jusqu'à les revendiquer à haute voix en criant, par exemple : «On fait ce qu'on veut. Vous vouliez des émeutes? Vous allez en avoir». Ces commandos font ainsi régner une sorte de terreur d'un genre nouveau : à ceux qui crient : «pouvoir assassin», ils répliquent : «Oui, nous sommes des assassins».
Tout autour de la Kabylie, et notamment à Annaba, à Batna et à Guelma, une stratégie similaire a été mise en application, dans le but de provoquer une peur généralisée dans la population. Des rumeurs d'émeutes ont été lancées, quelques heures avant l'arrivée de bandes de jeunes soi-disant émeutiers, qui, sous l'oeil bienveillant des forces de l'ordre, ont pu s'attaquer librement à des magasins ou à des mairies. Avant de s'en aller bien encadrés par des adultes parmi lesquels des journalistes algériens ont pu reconnaître des membres du comité de soutien au président Bouteflika.
Un plan confidentiel d'interdiction de tous les partis
Cette «stratégie de la tension» n'est pas sans rapport avec un document confidentiel de l'armée algérienne, datant de novembre dernier, et qui a été révélé récemment (algeria-watch.org). Face à l'impasse qui dure depuis des années, et notamment à la soif de démocratisation de la société algérienne, une douzaine de jeunes officiers proche du général Mohamed Touati (l'idéologue du régime militaire) ont mis au point un programme qui préconise tout simplement de «changer radicalement de stratégie sans que cela soit perçu comme une perte de maîtrise et de contrôle de la situation par l'Etat». Ce groupe propose rien de moins que la fin de multipartisme : une «rupture radicale», une «reconstruction du paysage politique, avec l'accord de la communauté internationale (ou sa compréhension)». Un programme qui prévoit les étapes suivantes : «dissolution (concertée si possible, sinon d'autorité) de tous les partis politiques sans exception aucune ; concordat de trois ans à effet de définir tous les critères d'accès à la légalisation sous forme de partis politiques ; élection d'une constituante avec pour implication une µdésidéologisation' de la constitution ; recréation de partis politiques sur la base de l'interdiction du retour de tous les sigles déjà existants ; mise en place d'une commission de réflexion sur les réformes politico-administratives ; concertation sur la nature du nouvel ordre national interne à instaurer».
La réalisation de ce plan tout à fait «révolutionnaire» serait, bien entendu, confiée à l'armée - qui l'a mis au point - même si cela n'est pas dit de façon explicite. Le document arrive à cette conclusion après avoir écarté une première hypothèse d'école : la «réhabilitation» du FIS.
Ce plan a-t-il été déjà mis en application ? On peut se poser la question, à la suite de la décision du régime de museler la presse privée, qui a joué un rôle déterminant ces dernières années en faveur de la démocratisation de l'Algérie et, pour partie, soutient ouvertement le «printemps algérien» en cours depuis deux mois. En interdisant les manifestations à Alger, le régime opte pour la manière forte. Apparemment sans résultat.
Après la marche géante de jeudi dernier qui avait mobilisé près d'un million de personnes venues de la quasi totalité des villages et des wilayas du nord-est, le gouvernement hausse le ton, tandis que le président Bouteflika garde toujours le silence. Au même moment sept personnes - dont deux gendarmes - ont été tuées et près de 120 blessées lundi dans de nouvelles émeutes en Kabylie. Et, à l'ouest d'Alger, jusqu'à 27 soldats ont été tués dans une embuscade attribuée à des groupes armés islamistes. Il s'agit d'un massacre important survenu dans la nuit de dimanche à lundi dans la province de Chlef : selon des quotidiens privés, un convoi militaire est tombé dans une embuscade tendue par une cinquantaine d'assaillants qui ont fait exploser des bombes commandées à distance.
Entres des islamistes plus ou moins radicaux d'un côté et des manifestants qui réclament plus de liberté de l'autre, le régime militaire issu du FLN semble plus que jamais dans une impasse. L'éventuel remplacement du président Bouteflika suffira-t-il à mettre un terme à la révolte en cours ? Probablement pas. Dans ce cas, le «clan de onze généraux» pourrait céder à la tentation de proclamer l'état d'urgence et d'assumer directement tous les pouvoirs.
Selon différents témoignages, en effet, des dizaines de prisonniers ont été libérés à la veille de la manifestation d'Alger et regroupés dans une caserne de la capitale, où ils ont été pris en charge par la gendarmerie, en vue de la manifestation du 14. A l'heure fixée, ils sont entrés en action, s'attaquant violemment aux manifestants, déguisés parfois en supporters d'un club de football. Au même moment, des tirs à balles réelles ont été signalés par différents témoins cités par l'AFP, à partir d'une voiture banalisée conduite vraisemblablement par des policiers, et deux journalistes périssaient écrasés par un autobus sorti de façon inattendue d'un dépôt. Ces «dérapages» sont aujourd'hui dénoncés, notamment pas la presse privée. Ils ont été démentis par le pouvoir, mais ils sont sans doute à l'origine de l'émeute et des pillages généralisés survenus à Alger le 14 juin.
En Kabylie même, on assiste depuis plusieurs jours à un autre genre de provocations policières, voire de «stratégie de la terreur». Des commandos de gendarmes, arborant des drapeaux algériens et criant «nous sommes aussi des Algériens» s'attaquent à coups de barre aux jeunes chômeurs qui traînent dans les rues de Tizi Ouzou, détruisent les vitrines de commerces qui boycottent la gendarmerie depuis le début de la révolte, et provoquent ainsi des émeutes locales. Ils vont jusqu'à les revendiquer à haute voix en criant, par exemple : «On fait ce qu'on veut. Vous vouliez des émeutes? Vous allez en avoir». Ces commandos font ainsi régner une sorte de terreur d'un genre nouveau : à ceux qui crient : «pouvoir assassin», ils répliquent : «Oui, nous sommes des assassins».
Tout autour de la Kabylie, et notamment à Annaba, à Batna et à Guelma, une stratégie similaire a été mise en application, dans le but de provoquer une peur généralisée dans la population. Des rumeurs d'émeutes ont été lancées, quelques heures avant l'arrivée de bandes de jeunes soi-disant émeutiers, qui, sous l'oeil bienveillant des forces de l'ordre, ont pu s'attaquer librement à des magasins ou à des mairies. Avant de s'en aller bien encadrés par des adultes parmi lesquels des journalistes algériens ont pu reconnaître des membres du comité de soutien au président Bouteflika.
Un plan confidentiel d'interdiction de tous les partis
Cette «stratégie de la tension» n'est pas sans rapport avec un document confidentiel de l'armée algérienne, datant de novembre dernier, et qui a été révélé récemment (algeria-watch.org). Face à l'impasse qui dure depuis des années, et notamment à la soif de démocratisation de la société algérienne, une douzaine de jeunes officiers proche du général Mohamed Touati (l'idéologue du régime militaire) ont mis au point un programme qui préconise tout simplement de «changer radicalement de stratégie sans que cela soit perçu comme une perte de maîtrise et de contrôle de la situation par l'Etat». Ce groupe propose rien de moins que la fin de multipartisme : une «rupture radicale», une «reconstruction du paysage politique, avec l'accord de la communauté internationale (ou sa compréhension)». Un programme qui prévoit les étapes suivantes : «dissolution (concertée si possible, sinon d'autorité) de tous les partis politiques sans exception aucune ; concordat de trois ans à effet de définir tous les critères d'accès à la légalisation sous forme de partis politiques ; élection d'une constituante avec pour implication une µdésidéologisation' de la constitution ; recréation de partis politiques sur la base de l'interdiction du retour de tous les sigles déjà existants ; mise en place d'une commission de réflexion sur les réformes politico-administratives ; concertation sur la nature du nouvel ordre national interne à instaurer».
La réalisation de ce plan tout à fait «révolutionnaire» serait, bien entendu, confiée à l'armée - qui l'a mis au point - même si cela n'est pas dit de façon explicite. Le document arrive à cette conclusion après avoir écarté une première hypothèse d'école : la «réhabilitation» du FIS.
Ce plan a-t-il été déjà mis en application ? On peut se poser la question, à la suite de la décision du régime de museler la presse privée, qui a joué un rôle déterminant ces dernières années en faveur de la démocratisation de l'Algérie et, pour partie, soutient ouvertement le «printemps algérien» en cours depuis deux mois. En interdisant les manifestations à Alger, le régime opte pour la manière forte. Apparemment sans résultat.
Après la marche géante de jeudi dernier qui avait mobilisé près d'un million de personnes venues de la quasi totalité des villages et des wilayas du nord-est, le gouvernement hausse le ton, tandis que le président Bouteflika garde toujours le silence. Au même moment sept personnes - dont deux gendarmes - ont été tuées et près de 120 blessées lundi dans de nouvelles émeutes en Kabylie. Et, à l'ouest d'Alger, jusqu'à 27 soldats ont été tués dans une embuscade attribuée à des groupes armés islamistes. Il s'agit d'un massacre important survenu dans la nuit de dimanche à lundi dans la province de Chlef : selon des quotidiens privés, un convoi militaire est tombé dans une embuscade tendue par une cinquantaine d'assaillants qui ont fait exploser des bombes commandées à distance.
Entres des islamistes plus ou moins radicaux d'un côté et des manifestants qui réclament plus de liberté de l'autre, le régime militaire issu du FLN semble plus que jamais dans une impasse. L'éventuel remplacement du président Bouteflika suffira-t-il à mettre un terme à la révolte en cours ? Probablement pas. Dans ce cas, le «clan de onze généraux» pourrait céder à la tentation de proclamer l'état d'urgence et d'assumer directement tous les pouvoirs.
par Elio Comarin
Article publié le 19/06/2001