Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Turquie

Grève de la faim : la liste des morts s'allonge

Une délégation du Parlement européen comprenant notamment Daniel Cohn-Bendit et Alain Lamassoure est partie inspecter les prisons turques où se poursuit depuis plusieurs mois une grève de la faim atypique qui suscite plus d'émotion en Europe qu'en Turquie.
De notre envoyé spécial en Turquie

Très affaiblie, allongée sur le lit qu'elle ne quitte pratiquement plus, vêtue d'une longue robe blanche, le front ceint d'un ruban rouge, Zehra Kulaksiz, 22 ans, poursuit depuis 195 jours une grève de la faim qu'elle se dit prête à mener jusqu'au bout -jusqu'à la mort. Certes, comme ses camarades qui font la même grève de la faim à l'intérieur des prisons turques, elle boit un mélange d'eau salée, de jus de citron sucré, et de vitamines -un mélange qui permet de prolonger la grève de la faim bien au delà des délais normaux, mais qui n'empêche pas l'issue fatale: dans la chambre qu'elle partage avec Hulya Simsek, 38 ans, qui a commencé la grève un jour avant elle, un lit reste vide: il était occupé par Senay Hanoglu, 30 ans, qui est morte après 160 jours de grève de la faim...

Le mouvement a commencé à la mi-octobre, quand les autorités turques ont décidé de supprimer les grands dortoirs de 60 à 100 personnes dans lesquels les prisonniers se regroupaient par affinités politiques, et de transférer les détenus condamnés pour «terrorisme» dans des prisons à cellules de type F, contenant de un à trois personnes. En isolant ainsi les détenus les autorités voulaient mettre fin à un système qui permet aux diverses organisations politiques illégales de l'extrême-gauche turque de conserver ou même d'accroître leur emprise sur leurs militants emprisonnés. Les détenus savent qu'une fois transférés dans ces prisons, ils sont à la merci de l'administration pénitentiaire qui conçoit les activités collectives -sports, ateliers, loisirs- comme des programmes de «réhabilitation». Autrement dit, comme des récompenses pour les détenus «sages». Après l'échec d'une médiation tentée par des représentants de la société civile et par des écrivains turcs, les autorités turques ont lancé le 19 décembre les forces de sécurité à l'assaut des prisons pour transférer de force les prisonniers retranchés dans leurs dortoirs. Bilan de cette opération très musclée: 32 morts, dont deux policiers.

La quasi-indifférence de l'opinion turqueDepuis, le mouvement de grève de la faim jusqu'à la mort se poursuit, à l'intérieur des prisons et à l'extérieur, où des parents et amis font la grève de la faim par solidarité. Le bilan est terrible: 23 personnes sont déjà mortes des suites de cette grève de la faim, et plusieurs dizaines sont dans un état grave, souffrant, selon les médecins, de lésions irréversibles. Etonnamment, cette tragédie se déroule dans la quasi-indifférence de l'opinion publique turque. La nouvelle crise économique qui secoue la Turquie contribue certainement à anesthésier l'opinion; mais ce n'est pas tout: appartenant pour la plupart à de petites organisations de l'extrême-gauche turque (DHKP-C, TIKKO, TKP/ML, etc.) ces militants sont victimes du fractionnalisme de la gauche turque -et du désintérêt de la gauche turque, de toute façon très affaiblie, pour ces groupuscules extrémistes pour lesquels elle a peu de sympathie.

Peu informée -les autorités ont donné des ordres stricts aux media pour limiter les informations sur ce mouvement -l'opinion publique a tendance à considérer les grévistes de la faim comme des «terroristes» qui n'ont que ce qu'ils méritent: «On leur propose des cellules de luxe; ils ont fait un choix -le mauvais choix- c'est leur problème», déclare un professeur de lycée pourtant libéral...

Cette grève de la faim est peut-être manipulée par des dirigeants «révolutionnaires» réfugiés à l'étranger, prêts à sacrifier leurs militants pour des objectifs douteux: «L'Etat ne veut pas marchander avec les prisonniers, sous prétexte que ce sont des terroristes», déclare Eren Keskin, présidente de la section d'Istambul de l'IHD (Association des Droits de l'Homme); «mais nous, nous disons que ce sont des citoyens: il faut discuter avec eux. Pour l'IHD peu importe s'ils sont manipulés ou s'ils ont librement décidé de poursuivre cette grève jusqu'au bout, il faut trouver une solution à cette situation».





par Chris  Kutschera

Article publié le 06/06/2001