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Festival d'Avignon

Bérénice, ou les jeux de l'amour et du pouvoir

Une femme pour deux hommes : c'est la Bérénice de Racine, mise en scène, versant in, par Lambert Wilson. Une paire de chaussures pour deux femmes : c'est l'un des sketchs drolatiques que propose, versant off, le cirque baroque dans Triple Trap. Tragédie d'un côté, farce de l'autre, les deux spectacles se rejoignent sur l'énigme de l'âme humaine.
De notre envoyée spéciale

Antiochus aime Bérénice. Bérénice aime Titus. Titus aime Bérénice mais, plus encore, le pouvoir. Celui de régner sur Rome qui, par l'intermédiaire de son Sénat, ne manquerait pas de lui faire cher payer le fait d'avoir pris pour femme l'étrangère, l'Orientale Bérénice. Il y a chez Racine une façon magistrale et pour tout dire un peu suffocante de confronter le spectateur, dès les premières minutes, à un dispositif aux n£uds si serrés qu'on sait d'emblée, sans la moindre hésitation possible, que seules la mort ou la folie pourront les dénouer. Chaque pièce ressemble un peu à un aquarium : on mélange des espèces de poissons, de préférence antagonistes, et on regarde ce petit monde s'entre-dévorer joyeusement. Au bout de deux heures, ne reste plus qu'à compter les points et a repêcher les cadavres.

C'est évidemment le cas de Bérénice, machine infernale à briser les c£urs et à broyer les âmes : Racine a rarement poussé aussi loin les intrications entre raisons du c£ur et raison d'Etat. Hier soir, le tout Avignon se pressait donc pour voir l'avant-dernière représentation de la pièce (avant sa reprise au théâtre de Chaillot, à Paris), mais vraisemblablement moins par goût de Racine que pour assister aux premier pas dans la mise en scène de Lambert Wilson, fils de Bob et lui-même acteur émérite. Dans le théâtre des Carmes, transformé pour l'occasion en intérieur de la très grande bourgeoisie du début du XXe siècle (meubles d'inspiration Bauhaus, grande bâches noires et bleues), dans des costumes dessinés par Christian Lacroix, Titus (Didier Sandre), Antiochus (Lambert Wilson) et Bérénice (Kristin Scott Thomas) se sont donc entre-déchirés pour les beaux yeux du public avignonnais. Tout le problème est que les choix de mise en scène de Wilson sont des plus étonnants. Pourquoi transposer la Rome antique dans les années vingt ou trente ? Pourquoi obliger les comédiens à une diction si puriste que cela donne, par exemple : « le Sénat-t-enflammé » ? Pourquoi, dans le rôle d'Antiochus, Lambert Wilson force-t-il la note au point qu'on a l'impression que chaque réplique va le faire sombrer dans la folie ? Sans doute, la « Bérénice de Wilson » (l'expression, à elle seule, fait symptôme) a-t-elle souffert de médiatisation abusive. A son sujet, le mot qui revenait le plus souvent, depuis le début du festival, était « déception » (mais à l'aune de quoi ? de qui ?). En fait, après le spectacle, c'était plutôt la perplexité qui primait.

Côté off, un autre spectacle a fait émeute.

Il s'agit d'une coproduction du cirque baroque intitulée Triple Trap. Il existe (en gros) deux écoles du cirque : celle qui fait appel aux prouesses acrobatiques (le cirque « classique »), et celle qui se situe plus sur le versant du rêve (un peu à la manière de ce que fait Philippe Découflé). C'est évidemment dans la droite ligne de la seconde que se place Triple Trap (il faut entendre « cirque baroque », non au sens strict du terme, mais bien plutôt en opposition à classique) Sur scène, trois personnages débarquent comme autant de nouveaux-nés et découvrent le monde : une armoire, une corde, un fauteuil leur servent de terrains de jeux. Puis ils grandissent, et découvrent l'amitié, la rivalité, l'amour. Dans l'une des plus belles scènes du spectacle, les deux femmes, encore adolescentes, découvrent chacune uneà mignonne chaussure de bal. La façon dont elles se l'approprient, leur ravissement (elles vont faire, littéralement, leurs premiers pas dans la séduction) et leur maladresse (essayez de marcher avec le pied droit nu et le pied gauche affublé d'un escarpin de vingt centimètres) offre l'une des plus saisissantes, des plus poétiques, des plus justes images de l'entrée dans l'adolescence.



par Elisabeth  Lequeret

Article publié le 26/07/2001