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Monnaie unique européenne

«L'euro: un événement sans précédent»

Entretien avec Michel Prieur, numismate, gérant de la compagnie CGB , et coauteur de Le Franc III, argus des monnaies françaises (1795-1999).
RFI : Douze pays qui abandonnent leurs monnaies nationales au profit d'une monnaie unique, c'est un bouleversement historique. Y a-t-il des précédents ?

Michel Prieur :
Il y a déjà eu des unions monétaires, mais la mise en place concrète de l'euro, c'est du jamais vu, et à plusieurs niveaux. Les grandes unions monétaires du passé se répartissent en deux catégories. Les unes se sont construites sur les pas des conquérants. En 330 avant J.C., vous pouviez payer avec la même pièce de la Bulgarie actuelle jusqu'en Afghanistan. C'était l'empire d'Alexandre le Grand. Chaque ville de l'empire frappait au même modèle le tétradrachme d'Alexandre, avec, en droit, Hercule vêtu de la peau du lion de Némée, et au revers Zeus assis tenant l'aigle. Cµest une union monétaire fantastique par son amplitude, mais il est bien évident que s'il n'y avait pas eu la conquête de tout l'orient par le roi de Macédoine, elle n'aurait jamais existé. Autrement dit, comme toutes les unions de type militaire, elle a été précédée d'une union politique. Même chose pour le denier romain, qui avait cours de l'Angleterre d'aujourd'hui à Alexandrie, ou pour le denier de Charlemagne, au IXème siècle. Ou encore le dinar, avec la conquête arabeà.

RFI : L'euro devrait tout de même arriver dans des conditions plus pacifiques !à

MP :
Précisément, l'euro appartient à la seconde catégorie, qui jusqu'ici n'a connu qu'un cas unique, c'est l'Union latine. Je passe sur le CFA, qui est une union sans réelle autonomie, garantie par le franc et depuis peu par l'euro. L'Union latine est un cas tout à fait d'actualité. Au XIXème siècle, les pays d'Europe et certains pays d'Amérique latine ont eu, pendant parfois plus de cinquante ans, des monnaies qui étaient strictement interchangeables. Vous pouviez payer à Paris, à Rome, à Barcelone, à Bruxelles, à Zurich, avec une pièce ou un billet français et vice versa. Ce qui fait qu'aujourd'hui, quand un client nous apporte des espèces conservées dans sa famille depuis un siècle et demi, on y trouve indistinctement des pièces françaises, belges, italiennes, hongroises, espagnoles ou grecques. L'Union, qui s'est forgée avec le temps, a compté au maximum vingt-huit pays. Au début, certes, le standard a été imposé par Napoléon dans ces conquêtes, mais il a été ensuite adopté librement, dans la majorité des cas, par les peuples libérés du joug impérial français, et cela a duré jusqu'à la Première guerre mondiale.

RFI : C'est un précédent dont on parle peu. Pourtant, il présente beaucoup de similitudes avec l'euro...

MP :
On n'en parle même jamais. Pourquoi ? Parce que l'Union latine se caractérise par deux éléments qui sont radicalement différents du cas de l'euro. Et ces deux éléments expliquent aussi bien le succès de l'Union latine qu'ils prévoient, à mon sens, l'échec de l'euro. L'Union latine repose sur des volontés politiques librement consenties, agrégées dans le temps par des traités bilatéraux puis multilatéraux, et par une conservation absolument rigoureuse des signes identitaires et des unités de compte nationales sur les monnaies. En clair, quand vous aviez une pièce grecque, cette pièce représentait le roi de Grèce, la légende était en grec, elle indiquait que c'était une pièce du royaume hellène, elle était exprimée en drachmes, avec les armoiries grecques. Alors, où sont les différences avec l'euro ? La première est qu'aujourd'hui, on ne peut plus traiter les peuples comme on les traitait sous Napoléon Ier, et que les démocraties ont cette caractéristique que les présidents ne sont pas élus à vie, et que les peuples peuvent changer de décision. Or, l'accord obtenu en France d'extrême justesse au référendum de Maastricht, en 1992, ne serait sans doute pas reconduit aujourd'hui. En tout cas, les gouvernants n'en prennent pas le risque. Ils le prendraient s'ils pressentaient une adhésion enthousiaste. L'Irlande a dit oui au traité de Maastricht à 70%, mais elle vient de refuser le traité de Nice. La seconde différence est que l'euro ne respecte pas les unités de compte nationales, ni les signes identitaires nationaux. Au lieu d'avoir promu une nouvelle identité, qui aurait été une identité européenne, on a l'impression que les concepteurs de l'euro ont souhaité créer une monnaie qui n'avait pas de sens, qui n'avait pas de signe identitaire, qui n'ouvrait sur aucun avenir commun.

Toucher à la monnaie, c'est comme toucher à la langue

RFI : Pourtant, les pièces en euros auront une face nationaleà

MP :
Mais pas les billets. Or, ils ont, d'abord, une valeur bien plus grande que les pièces. Ensuite, ce sont les billets qui constituent aujourd'hui le pivot de la valeur monétaire, contrairement au passé où la majorité des pièces étaient en métal précieux. Rappelez-vous le scandale provoqué par Serge Gainsbourg brûlant un billet de 500F à la télévision. 0n en parle encore quinze ans après. Si Gainsbourg avait jeté à la Seine quelques poignées de pièces de 10F, l'indignation n'aurait pas atteint ce niveau.

RFI : Donc, selon vous, l'union monétaire européenne n'a pas été assez mûrie ?

MP :
On dit souvent que le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui. L'exemple de l'Union latine montre qu'il respecte ce qui se fait avec lui. La monnaie est un fait culturel majeur, ce que les psycho-sociologues appellent un fait social total, c'est-à-dire qu'il est constituant de la personnalité et de l'identité de chacun. C'est l'un des liens qui, comme la langue ou la religion, unissent les gens à l'intérieur d'un groupe. Bien qu'on ne s'en rende pas compte tant il est inconscient, c'est un structurant de la personnalité. Et sur le plan symbolique, y toucher trop brutalement, c'est comme toucher, par exemple, à la langue. Je vous rappellerai simplement les hurlements qui ont accompagné les multiples tentatives de réforme orthographiques du français. Réduire l'euro à un problème de calculette, c'est comme réduire la religion catholique à un problème de goût des hosties.



par Propos recueillis par Philippe  Quillerier-Lesieur

Article publié le 19/08/2001