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Pakistan

Inquiétude et colère à Islamabad

Les succès de l'Alliance du Nord représentent un revers pour le général Musharraf, qui avait justifié l'appui aux Américains par le rôle que le Pakistan pourrait jouer dans la recomposition politique de l'Afghanistan.
De notre envoyé spécial à Islamabad

Au cri de «A mort le Pakistan !», des soldats de l'Alliance du Nord ont saccagé les locaux déserts de l'ambassade pakistanaise à Kaboul. De quoi rappeler à Islamabad ûs'il en était besoin- les relations difficiles qu'elle entretient avec l'opposition afghane. Les victoires militaires de cette dernière depuis la chute de Mazar-e-Sharif vendredi inquiètent vivement les autorités pakistanaises. Signe du malaise, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères feignait d'ignorer la réalité du terrain. «Nous voulons éviter un bain de sang en Afghanistan. C'est pourquoi aucune faction seule ne doit prendre le contrôle de Kaboul», a-t-il déclaré d'un ton ampoulé. L'Alliance du Nord devrait revendiquer le pouvoir politique qu'autorise la victoire militaire. Cela sans partage avec les Pachtounes ûl'ethnie dominante en Afghanistan- qui, emmêlés dans de multiples divisions de clans, ne se sont pas battus et ont été incapables de trancher entre un soutien aux talibans ou aux Etats-Unis.

Ainsi s'envole l'espoir du Pakistan d'un gouvernement de coalition à Kaboul, représentatif de la diversité sociale et religieuse du pays, et donc dominé par les Pachtounes. Un tel plan aurait permis à Islamabad d'avoir un voisin ami lui assurant une profondeur stratégique face à l'Inde, et de satisfaire sa propre communauté pachtoune qui représente près du tiers des effectifs de l'armée. Pour les autorités pakistanaises, l'Alliance du Nord est avec raison synonyme de luttes et de trahison entre les chefs, de massacres et de pillages contre les populations civiles. L'anarchie et la violence qui avaient prévalu en Afghanistan lorsqu'elle était au pouvoir de 1992 à 1996 avait eu un effet contagieux sur le Pakistan.

Islamabad n'oublie pas non plus les relations privilégiées qu'entretiennent des commandants de l'Alliance avec l'Inde ennemie. Enfin le Pakistan craint que les Taliban et les légions arabes actuellement en déroute cherchent à se réfugier dans le pays. Des troupes ont d'ailleurs été envoyées en renfort le long de la frontière pakistano-afghane.

Musharraf a pris un gros risque politique

Au-delà de ces inquiétudes, le Pakistan a la désagréable impression de s'être fait rouler dans la farine par les Etats-Unis. Le président Pervez Musharraf avait pris un gros risque politique en s'engageant ûcertes contraint et forcé- aux côtés de Washington dans la lutte contre le terrorisme, allant à contre-courant d'une opinion publique qui, sans éprouver de sympathie pour les talibans, est néanmoins animée d'un fort sentiment anti-américain et condamnait les bombardements en Afghanistan. Pour justifier son choix, Pervez Musharraf assurait que cela allait permettre au Pakistan de gagner un voisin facilement contrôlable, de redevenir un partenaire respectable dans la communauté internationale et d'engranger des dividendes économiques appréciables pour un pays dont la dette extérieure avoisine les 38 milliards de dollars. Bref l'intérêt national était sauf.

Résultat des courses : l'Alliance du Nord revient en force ; les visites à Islamabad de dirigeants occidentaux venus féliciter Pervez Musharraf pour son choix devraient s'espacer et en fait de gain économique, l'Union européenne a annoncé une reprise de l'aide au développement et les Etats-Unis une enveloppe d'un milliard de dollars. Jamais l'annulation de la dette a été évoquée. «Les difficultés vont commencer pour Pervez Musharraf. Les islamistes, la population et même certains officiers supérieurs vont avoir beau jeu de lui reprocher d'avoir fait le mauvais choix en s'engageant aux côtés des Etats-Unis», prédit Iftekhar Ali, un journaliste du Jang.

Les optimistes à Islamabad rappellent cependant que les Etats-Unis se sont eux aussi prononcés pour un gouvernement de coalition à Kaboul. Néanmoins ce sont les bombardements de l'US Air Force contre la ligne de front entre les talibans et l'Alliance du Nord qui ont offert à cette dernière la victoire rapide qu'elle n'aurait jamais remportée sinon. «Comme lors de l'invasion soviétique à Kaboul, les Etats-Unis se sont servis du Pakistan. Ils ont installé des bases aériennes sur notre territoire dans le seul but de renverser les Taliban. L'avenir politique de l'Afghanistan et les conséquences pour le Pakistan les indiffèrent», tempête un étudiant à Islamabad.

Des critiques néanmoins prématurées car le conflit afghan n'est pas terminée, et les moyens de pression sur l'Alliance du Nord existent toujours. Comme le souligne Shireen Mazari, directrice de l'Institut des Etudes Stratégiques, à Islambad : «Il ne faut pas enterrer trop vite les talibans. Ce sont de redoutables guerriers, et leur retrait ne pourrait être que tactique. Une situation qui évolue si vite peut aussi se retourner très vite. Les commandants de l'Alliance risquent de se déchirer entre eux. Et les talibans, comme force de guérilla, sont encore plus redoutables». Ce que confirme à sa manière un leader du Jamaat Ulema-i-Islami, un mouvement pro-talibans au Pakistan : «La vraie guerre d'Afghanistan ne fait que commencer».



par Jean  Piel

Article publié le 14/11/2001