Maroc
«Le secret» d’Ahmed Boukhari
Ce 14 février est publié en France Le secret, Ben Barka et le Maroc, le livre-témoignage d’Ahmed Boukhari, l’ancien agent des services secrets marocains qui affirme notamment avoir participé à l’élimination de Ben Barka. Interview avec l’auteur.
De notre correspondante au Maroc
RFI: Ahmed Boukhari, votre livre, Le secret, Ben Barka et le Maroc sort aujourd’hui, 14 février, chez Michel Lafon. Pourquoi avoir choisi un éditeur français, puisque vous dites vouloir rendre service au Maroc par votre témoignage?
Ahmed Boukhari: Vous pensez que ce que je dis peut être édité au Maroc ? Si le livre est autorisé ici, c’est que le Maroc aura réellement changé.
RFI: Pourquoi des révélations si tardives ?
AB: D’une part, parce que depuis la disparition de Hassan II et l’arrivée de Mohamed VI, il y a eu un changement important : le retour d’Abraham Serfaty, le pèlerinage à Tazmamart, la liberté pour Cheik Yassine, le limogeage de Basri (ancien ministre de l’Intérieur, NDLR). Et surtout, depuis 1998, les familles de disparus ont droit à la parole. Le regard de la mère d’Abdelhak Rouissi m’a bouleversé. Et lorsque la famille Ben Barka est revenue au Maroc, la comédie est devenue insupportable. Pour moi, le moment de parler était venu. En fait, je voulais parler dès les années 70, mais je n’ai pas eu le courage, mes enfants étaient petits.
RFI: Votre livre est beaucoup plus court que le manuscrit initial. Pourquoi ?
AB: Ma confession ne pouvait être publiée telle quelle. J’ai effacé les noms de ceux qui agissaient «malgré eux», mais les Marocains les reconnaîtront. Je ne cite pas ceux qui n’ont pas eu le choix. Cependant, les services secrets savent que si je témoigne devant le juge, ce sera une catastrophe pour eux. Aujourd’hui, je n’ai pas peur, mais je m’attends à tout.
RFI: On dit que les manuscrits de votre témoignage comportent des variantes. Quelles explications pouvez-vous donner sur ce point ?
AB: Je ne donnerai pas de réponse à ce sujet. Seul le juge aura une réponse.
RFI: Quel rôle avez- vous joué dans l’affaire Ben Barka ?
AB: Ben Barka, comme tous les opposants politiques ou syndicalistes était surveillé par les services secrets marocains. Des millions ont été débloqués, 52 policiers le surveillaient, j’appartenais au groupe de ceux qui étaient chargés des écoutes téléphoniques, de l’interception du courrier et de la permanence au standard du Cab.1, le premier cabinet des services secrets, celui des affaires politiques. Je n’étais pas standardiste, comme la presse l’a dit, sinon je n’aurais jamais eu accès à tous ces secrets. Je rédigeais des rapports, tous les coups de fil au Cab 1 étaient scrupuleusement consignés.
Ben Barka devait d’abord être éliminé à Alger où il séjournait, avec l’appui bienveillant du président Ben Bella. En 1964, je faisais partie du commando qui devait liquider Ben Barka. Nous étions trois tireurs d’élite : Benacer Guerrouani, Abdelkader El Ouali et moi. En embuscade à 300 mètres de la villa, Guerrouani, que nous protégions derrière un muret, a tiré sur Ben Barka, facilement reconnaissable. Il s’est écroulé. Notre mission était accomplie. Nous avons voulu récupérer notre voiture à Belcourt, mais la police algérienne était déjà là. Nous avons pris un train pour Oran, de là, un bateau pour Marseille et enfin un avion pour Casablanca. De retour au Cab 1, nous avons appris que l’homme sur qui nous avions tiré était un sosie de Ben Barka, un policier. En réalité, nous l’avions juste blessé.
Il a donc été décidé que Ben Barka serait éliminé en Europe, en France, puisque nous y avions des relations. Comme nous savions qu’il avait des problèmes financiers, nous avons monté toute l’affaire du film auquel il devait participer. Un film de gauche, qui lui rapporterait de l’argent. La scénariste était Marguerite Duras. Manipulée à son insu. Des truands ont été également impliqués dans ce montage. Le film avait déjà un titre, Basta, il traitait de la décolonisation. Le 29 octobre 1965, Ben Barka devait signer son contrat, il avait rendez-vous à la brasserie Lipp, la suite, vous la connaissez.
RFI: Vous expliquez que Ben Barka a été torturé à mort, en France, par des agents marocains en présence de Dlimi et Oufkir, puis que son corps a été rapatrié à Rabat et dissout dans une cuve d’acide. Quelles autres révélations contient votre livre?
AB: J’ai donné l’essentiel à des journaux marocains arabophones. Il s’agit de la liquidation d’Omar Benjelloun, qui devait succéder à Ben Barka . Il s’agit aussi de centaines de disparitions forcées et de milliers d’enlèvements. Entre 1960 et 1973, on enlevait et arrêtait, en moyenne, 350 personnes par an. A quoi il faut ajouter 5000 enlèvements au moment du complot de 1963, 2500 en 1969-1970 et 6000 en mars 1973.
Mon témoignage est capital pour que la justice puisse faire son travail, les faits sont là, ainsi que de nombreux témoins. J’ai préparé des documents qui seront utilisables en cas d’enquête, pour chaque cas, on peut déterminer les responsabilités de chacun.
En ce qui concerne l’affaire Ben Barka, il doit y avoir confrontation des témoins. La vérité va automatiquement éclater.
RFI: L’USFP (Union socialistes des forces populaires) a porté plainte contre vous, dans le cadre de l’affaire Ben Barka. Où en est la justice aujourd’hui?
AB: A la suite de mes révélations concernant l’affaire Ben Barka, parues en France dans le Monde et au Maroc dans Le Journal Hebdomadaire, en juin 2001, l’USFP a porté plainte contre moi et contre les agents secrets dont j’avais dévoilé les noms. C’était le 5 juillet. Pour connaître la vérité sur la disparition de son leader historique, le parti a porté plainte contre tout le monde, moi le premier. C’est normal. Une enquête doit déterminer les responsabilités. Aujourd’hui, le dossier a disparu. Je n’en suis pas surpris. Les services secrets sont capables de beaucoup de choses incroyables.
RFI: Mais, y a-t-il prescription dans le cadre de cette affaire?
AB: Normalement, oui. Mais il s’agit d’un crime politique. C’est la première fois que le Maroc se trouve dans une telle situation. En France, la plainte (pour enlèvement, séquestration, puis assassinat) était renouvelée tous les dix ans, ce qui n’a jamais été le cas au Maroc. La famille Ben Barka a porté plainte en France, ici, on a toujours considéré cette affaire comme franco-française, puisque Ben Barka avait été enlevé en France, par les services français. La position marocaine n’a pas changé jusqu’à ce jour.
RFI: Comment les familles de disparu ont-elles accueilli vos révélations?
AB: Avec beaucoup de satisfaction. Pas simplement à cause des révélations, mais de ma collaboration avec les associations qui militent pour les droits de l’homme. Toutes. Ma démarche peut servir à établir la vérité. En fait, mon livre, c’est ma façon de demander pardon à toutes ces familles, et en particulier à celle de Mehdi Ben Barka.
RFI: Ahmed Boukhari, votre livre, Le secret, Ben Barka et le Maroc sort aujourd’hui, 14 février, chez Michel Lafon. Pourquoi avoir choisi un éditeur français, puisque vous dites vouloir rendre service au Maroc par votre témoignage?
Ahmed Boukhari: Vous pensez que ce que je dis peut être édité au Maroc ? Si le livre est autorisé ici, c’est que le Maroc aura réellement changé.
RFI: Pourquoi des révélations si tardives ?
AB: D’une part, parce que depuis la disparition de Hassan II et l’arrivée de Mohamed VI, il y a eu un changement important : le retour d’Abraham Serfaty, le pèlerinage à Tazmamart, la liberté pour Cheik Yassine, le limogeage de Basri (ancien ministre de l’Intérieur, NDLR). Et surtout, depuis 1998, les familles de disparus ont droit à la parole. Le regard de la mère d’Abdelhak Rouissi m’a bouleversé. Et lorsque la famille Ben Barka est revenue au Maroc, la comédie est devenue insupportable. Pour moi, le moment de parler était venu. En fait, je voulais parler dès les années 70, mais je n’ai pas eu le courage, mes enfants étaient petits.
RFI: Votre livre est beaucoup plus court que le manuscrit initial. Pourquoi ?
AB: Ma confession ne pouvait être publiée telle quelle. J’ai effacé les noms de ceux qui agissaient «malgré eux», mais les Marocains les reconnaîtront. Je ne cite pas ceux qui n’ont pas eu le choix. Cependant, les services secrets savent que si je témoigne devant le juge, ce sera une catastrophe pour eux. Aujourd’hui, je n’ai pas peur, mais je m’attends à tout.
RFI: On dit que les manuscrits de votre témoignage comportent des variantes. Quelles explications pouvez-vous donner sur ce point ?
AB: Je ne donnerai pas de réponse à ce sujet. Seul le juge aura une réponse.
RFI: Quel rôle avez- vous joué dans l’affaire Ben Barka ?
AB: Ben Barka, comme tous les opposants politiques ou syndicalistes était surveillé par les services secrets marocains. Des millions ont été débloqués, 52 policiers le surveillaient, j’appartenais au groupe de ceux qui étaient chargés des écoutes téléphoniques, de l’interception du courrier et de la permanence au standard du Cab.1, le premier cabinet des services secrets, celui des affaires politiques. Je n’étais pas standardiste, comme la presse l’a dit, sinon je n’aurais jamais eu accès à tous ces secrets. Je rédigeais des rapports, tous les coups de fil au Cab 1 étaient scrupuleusement consignés.
Ben Barka devait d’abord être éliminé à Alger où il séjournait, avec l’appui bienveillant du président Ben Bella. En 1964, je faisais partie du commando qui devait liquider Ben Barka. Nous étions trois tireurs d’élite : Benacer Guerrouani, Abdelkader El Ouali et moi. En embuscade à 300 mètres de la villa, Guerrouani, que nous protégions derrière un muret, a tiré sur Ben Barka, facilement reconnaissable. Il s’est écroulé. Notre mission était accomplie. Nous avons voulu récupérer notre voiture à Belcourt, mais la police algérienne était déjà là. Nous avons pris un train pour Oran, de là, un bateau pour Marseille et enfin un avion pour Casablanca. De retour au Cab 1, nous avons appris que l’homme sur qui nous avions tiré était un sosie de Ben Barka, un policier. En réalité, nous l’avions juste blessé.
Il a donc été décidé que Ben Barka serait éliminé en Europe, en France, puisque nous y avions des relations. Comme nous savions qu’il avait des problèmes financiers, nous avons monté toute l’affaire du film auquel il devait participer. Un film de gauche, qui lui rapporterait de l’argent. La scénariste était Marguerite Duras. Manipulée à son insu. Des truands ont été également impliqués dans ce montage. Le film avait déjà un titre, Basta, il traitait de la décolonisation. Le 29 octobre 1965, Ben Barka devait signer son contrat, il avait rendez-vous à la brasserie Lipp, la suite, vous la connaissez.
RFI: Vous expliquez que Ben Barka a été torturé à mort, en France, par des agents marocains en présence de Dlimi et Oufkir, puis que son corps a été rapatrié à Rabat et dissout dans une cuve d’acide. Quelles autres révélations contient votre livre?
AB: J’ai donné l’essentiel à des journaux marocains arabophones. Il s’agit de la liquidation d’Omar Benjelloun, qui devait succéder à Ben Barka . Il s’agit aussi de centaines de disparitions forcées et de milliers d’enlèvements. Entre 1960 et 1973, on enlevait et arrêtait, en moyenne, 350 personnes par an. A quoi il faut ajouter 5000 enlèvements au moment du complot de 1963, 2500 en 1969-1970 et 6000 en mars 1973.
Mon témoignage est capital pour que la justice puisse faire son travail, les faits sont là, ainsi que de nombreux témoins. J’ai préparé des documents qui seront utilisables en cas d’enquête, pour chaque cas, on peut déterminer les responsabilités de chacun.
En ce qui concerne l’affaire Ben Barka, il doit y avoir confrontation des témoins. La vérité va automatiquement éclater.
RFI: L’USFP (Union socialistes des forces populaires) a porté plainte contre vous, dans le cadre de l’affaire Ben Barka. Où en est la justice aujourd’hui?
AB: A la suite de mes révélations concernant l’affaire Ben Barka, parues en France dans le Monde et au Maroc dans Le Journal Hebdomadaire, en juin 2001, l’USFP a porté plainte contre moi et contre les agents secrets dont j’avais dévoilé les noms. C’était le 5 juillet. Pour connaître la vérité sur la disparition de son leader historique, le parti a porté plainte contre tout le monde, moi le premier. C’est normal. Une enquête doit déterminer les responsabilités. Aujourd’hui, le dossier a disparu. Je n’en suis pas surpris. Les services secrets sont capables de beaucoup de choses incroyables.
RFI: Mais, y a-t-il prescription dans le cadre de cette affaire?
AB: Normalement, oui. Mais il s’agit d’un crime politique. C’est la première fois que le Maroc se trouve dans une telle situation. En France, la plainte (pour enlèvement, séquestration, puis assassinat) était renouvelée tous les dix ans, ce qui n’a jamais été le cas au Maroc. La famille Ben Barka a porté plainte en France, ici, on a toujours considéré cette affaire comme franco-française, puisque Ben Barka avait été enlevé en France, par les services français. La position marocaine n’a pas changé jusqu’à ce jour.
RFI: Comment les familles de disparu ont-elles accueilli vos révélations?
AB: Avec beaucoup de satisfaction. Pas simplement à cause des révélations, mais de ma collaboration avec les associations qui militent pour les droits de l’homme. Toutes. Ma démarche peut servir à établir la vérité. En fait, mon livre, c’est ma façon de demander pardon à toutes ces familles, et en particulier à celle de Mehdi Ben Barka.
par Isabelle Broz
Article publié le 14/02/2002