Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Proche-Orient

Les témoignages accablants des rescapés de Jénine

Colin Powell a appelé samedi Israël à «respecter les principes humanitaires internationaux» et s'est dit «préoccupé» au sujet de la situation humanitaire du camp de Jénine. La veille un responsable palestinien avait réclamé une «Commission d’enquête internationale sur les massacres israéliens à Jénine», tout en annonçant que l’Autorité palestinienne allait poursuivre le Premier ministre Ariel Sharon «et tous les criminels de guerre israéliens» devant une cour internationale. De son côté la Cour suprême d'Israël a ordonné samedi à l'armée de ne pas enterrer jusqu'à nouvel ordre les corps des Palestiniens tués.
Rommanah, petite localité située à quelques kilomètres de Jénine, où se sont réfugiés de nombreux Palestiniens qui ont pu échapper à une «bataille infernale» qui n’est pas encore tout à fait terminée. Les rescapés cherchent en vain des proches, parfois en retrouvent. Tous ont envie de partager leur calvaire, à l’ombre d’une mosquée vite devenue centre d’accueil. Kemal, 43 ans, est en compagnie de son enfant de 14 ans, mais ne sait pas où sont les autres enfants et sa femme. Son témoignage, rapporté par l’envoyé spécial du quotidien italien L’Unità (gauche post-communiste) est accablant. Le voici.

«Les soldats israéliens sont arrivés à l’improviste samedi dernier, à cinq heures du matin. En cassant les vitres du rez-de-chaussée de ma maison de deux étages. Ils ont regardé dedans, constaté qu’il y avait une dizaine d’enfants, et aussitôt après ils sont partis. Quelques minutes plus tard trois roquettes tirées par des hélicoptères sont tombées sur ma maison, qui a été aussitôt la proie des flammes.» Le récit de Kemal ressemble à des centaines d’autres : maisons réduites à des ruines, rafles et arrestations massives. Mais ce qu’il a ajouté fait froid dans le dos. «Nous sommes tous sortis dehors. Les femmes et les enfants étaient terrorisés. Les soldats m’ont arrêté, ainsi que mon fils Hammad (14 ans), et nous ont aussitôt ligoté les mains et bandé les yeux. Avant d’obliger tous les autres, enfants compris, à rentrer dans notre maison. Un soldat s’est alors approché pour me chuchoter à l’oreille : on te lâchera quand ils seront tous morts. Je lui ai demandé s’il avait lui aussi des enfants, et il m’a dit ‘oui’, avant de m’intimer de me taire.» Depuis, Kemal n’a plus de nouvelles de sa famille.

«Ils tiraient avec des M-16 posés sur nos épaules»

«Ensuite ils nous ont contraints, moi, Hammad et sept voisins, tous les yeux bandés, à les précéder à l’intérieur d’une autre maison. Ils nous ont obligés à rester débout devant eux des heures durant, tandis qu’ils tiraient avec des M-16 posés sur nos épaules. Nous étions leurs boucliers humains, alors que personne ne ripostait à leurs tirs. Il n’y avait pas de combattants palestiniens à cet endroit, mais les soldats continuaient à tirer même des grenades incendiaires, je ne sais contre quelles cibles. Nous avions les yeux bandés». Puis, tout d’un coup le chef du commando israélien s’est adressé à haute voix à ses hommes pour leur dire : maintenant on va tous les tuer, un à un toutes les cinq minutes. «C’est mon fils qui a été choisi en premier, raconte Kemal, nerveux, en fumant des cigarettes Wave. Il l’ont éloigné quelque peu et ouvert aussitôt le feu. J’ai eu un coup au cœur. J’ai cru qu’ils l’avaient vraiment tué, mais c’était un simulacre d’exécution, juste pour nous faire souffrir, par pure méchanceté. Ce n’était même pas une sorte de pression psychologique pour nous faire avouer je ne sais quoi. Ils ne nous ont jamais posé des questions».

Toujours sous le choc, Hammad ne veut pas répondre aux questions du journaliste. «Il croit que vous êtes tous des Juifs» précise son père, avant de poursuivre son récit. «Finalement, ils nous ont poussé vers d’autres maisons. Ils nous ont enlevé le bandeau pour nous contraindre à faire les éclaireurs : c’était à moi de frapper à la porte, de telle sorte que si quelqu’un voulait résister, les soldats se seraient cachés derrière moi, mon fils et mes voisins. Et une fois terminé la rafle, dont j’ai été le complice involontaire, ils nous fait monter sur des tanks pour nous amener à Salem, près d’ici. Nous étions à moitié nus, sans chaussures, et nous avons été relâchés».

D’autres témoignages font état de véritables «massacres», selon les termes utilisés par de nombreux Palestiniens. «J’ai vu un nombre de femmes, d’enfants et de vieux escortés par l’armée en dehors du camp, ce qui signifie que les soldats vont y entrer pour achever les hommes», a dit Jamal Chatti, député du Conseil législatif palestinien. «Les bulldozers de l’armée d’occupation creusent en ce moment même des fosses communes dans le camp de Jénine pour y enterrer les martyrs et dissimuler les massacres. Les chars, les avions et les bulldozers israéliens démolissent les habitations, dans lesquelles se trouvent leurs occupants, ainsi que les mosquées, les centres médicaux et les institutions civiles», a déclaré jeudi soir la direction palestinienne.

Tsahal a rejeté ces accusations, indiquant qu’elle avait demandé à la population de Jénine de quitter le camp, alors que ses experts en explosif déminaient la localité, truffée de ces engins par les combattants palestiniens. «Nous aurions pu aisément utiliser une plus grande puissance de feu et causer davantage de morts, mais nous ne l’avons pas fait et nous avons progressé très lentement», a précisé un capitaine israélien. Autant dire que la «bataille médiatique» sur le décompte des morts a commencé avant même la fin de la bataille tout court. Ce camp de réfugiés était vendredi réduit à un véritable champ de ruine. Et toujours interdit d’accès pour les médias comme pour les organisations humanitaires.

Le Croissant rouge palestinien a affirmé jeudi soir ne pas avoir reçu l’autorisation pour entrer : «Nous avons actuellement onze ambulances qui attendent à l’entrée du camp, mais nous ne pouvons pas entrer» a-t-il fait savoir. Même son de cloche du côté de l’UNRWA (l’Agence onusienne en charge des réfugiés) : «Nos équipes et nos ambulances continuent d’être bloquées à quelques centaines de mètres du camp». Selon elle, à la suite de la mort de treize soldats israéliens, mardi dernier, les bulldozers de Tsahal ont rasé de nombreux bâtiments de ce camp d’un kilomètres carré.

«Plusieurs centaines de morts», «plus de cinq cents», selon les Palestiniens. «Environ deux cent cinquante» selon un tout dernier bilan annoncé par l’armée israélienne. Alors que vendredi matin son porte-parole parlait lui aussi de «centaines de morts». L’embarras est évident du côté israélien. Alors que les cadavres n’ont toujours pas été évacués. Selon le quotidien Haaretz deux compagnies d’infanterie accompagnées de rabbins de l’aumônerie militaire devaient d’abord fouiller le camp à la recherche de cadavres, avant que les civils tués ne soient remis aux hôpitaux et aux familles, tandis que les combattants devaient être enterrés dans un cimetière de la vallée du Jourdain réservé aux auteurs d’attaques anti-israéliennes. Sans préciser comment sera fait le tri.

Samedi matin, coût de théâtre : la Cour suprême d'Israël ordonne à l'armée de ne pas enterrer jusqu'à nouvel ordre les corps des Palestiniens tués dans le camp de Jénine, suite aux requêtes à ce sujet de deux députés arabes israéliens. Ceux-ci avaient accusé Tsahal de vouloir cacher les preuves des "massacres" perpétrés à Jénine en enterrant les corps des Palestiniens dans des fosses communes.

Peu après c'est autour de Colin Powell de prendre position: le secrétaire d'Etat américain d'abord fait part de sa "préoccupation" au sujet de situation humanitaire dans le camp de réfugiés de Jénine, ainsi que dans d'autres zones palestiennes, avant d'appeler l'armée israélienne à "faire preuve de la plus grande retenue". Dans un communiqué il est allé jusqu'à appeler les Israéliens à "respecter les principes humanitaires internationaux". "Les forces israéliennes doivent exercer la plus grande retenue et discipline, a-t-il précisé, et s'empêcher de faire un usage excessif de la force lors des opérations militaires afin de permettre la protection des civils et d'éviter une dégradation des conditions déjà graves dans les zones palestiniennes".

Ce n'est que dimanche après-midi que la Cour suprême a finalement autorisé l'armée israélienne à enterrer les corps des Palestiniens tués à Jénine.



par Elio  Comarin

Article publié le 14/04/2002