Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Etats-Unis

L'Amérique va ficher les étrangers de passage

Pour lutter contre le terrorisme, le département de la Justice va interroger et ficher près de 100 000 étrangers en visite aux Etats-Unis. La nouvelle mesure vise les ressortissants de pays arabes ou musulmans, et tout particulièrement les personnes originaires d'Irak, d'Iran, de la Libye, du Soudan et de la Syrie.
De notre correspondant à New-York

Avant même sa présentation publique, la nouvelle mesure a suscité une controverse. Le ministre de la Justice John Ashcroft a annoncé que près de 100 000 étrangers qui entrent avec un visa chaque année sur le territoire américain vont dès l'automne recevoir un traitement spécial: ils seront fichés, avec photo et empreintes digitales, avant d'être interrogés sur leur passé et sur les motifs de leur visite. Trente jours après leur arrivée, ils devront se faire recenser auprès des services d'immigration, et répéter la procédure tous les ans si ils restent plus longtemps. Les contrevenants seront placés sur la liste du National Crime Information Center et seront ainsi susceptibles d'être retrouvés par la police partout dans le pays.

«Dans cette nouvelle guerre, les unités de nos ennemis infiltrent nos frontières, se fondant sans bruit dans la masse des visiteurs, des touristes, des étudiants et des travailleurs» a expliqué John Ashcroft, filant la métaphore militaire jusqu'au bout: «Leur camouflage n'est pas vert comme la forêt, il est plutôt de la couleur des vêtements qu'on trouve dans la rue». Neuf mois après les attentats du 11 septembre, l'administration Bush veut prouver qu'elle tire les conséquences de la façon dont les terroristes d'Al Qaïda ont pu entrer légalement sur son territoire, sans être inquiétés. Le gouvernement américain veut désormais mettre en place «une ligne de défense vitale». Le nouveau système, baptisé «National Security Entry-Exit Registration System», comparera les empreintes digitales des visiteurs sélectionnés aux bases de données existantes sur les terroristes. «Nous serons capables d'empêcher les terroristes d'entrer dans le pays», a affirmé John Ashcroft. «Les empreintes digitales ne mentent pas».

Mesure discriminatoire

Pour beaucoup de défenseurs des droits civiques, il ne s'agit ni plus ni moins que d'une mesure discriminatoire, visant à contrôler les personnes d'origine arabe ou les musulmans qui entrent sur le territoire. Pour l'association des avocats de l'immigration américaine, il s'agit d'une «fausse solution». L'Union américaine des libertés civiles (ACLU) déplore de son côté que l'administration Bush «isole, petit à petit, les communautés musulmane et arabe». Chaque année, près de 35 millions de personnes entrent aux Etats-Unis. Il s'agit d'étudiants, de chercheurs, d'hommes d'affaire, de travailleurs ou de touristes. Qui va décider qui ficher ? Selon quels critères ? John Ashcroft a refusé de répondre à ces questions, se bornant à assurer que les ressortissants iraniens, irakiens, libyens, syriens et soudanais feraient sans aucun doute parti du lot. Tous ces pays, à part la Syrie, faisaient déjà l'objet d'un contrôle particulier. Beaucoup d'autres pays seront inclus, a précisé le ministre de la justice. Il apparaît d'ores et déjà clair que seront considérés comme un risque potentiel les hommes de 20 à 35 ans d'origine arabe, les musulmans, et les ressortissants de pays accusés d'héberger des terroristes.

Les nouvelles mesures ne nécessitent pas l'accord du Congrès. Pour assurer son assise légale, le ministère de la Justice a ressorti une vieille loi d'inscription des étrangers, mise en place durant la seconde guerre mondiale. Mais plusieurs parlementaires ont déjà dénoncé la discrimination raciale et ethnique inhérente au système. «C'est comme si la clause d'égale protection n'avait aucune signification pour les auteurs de cette proposition orwellienne» a regretté le démocrate John Conyers, qui fait parti de la commission judiciaire de la chambre des représentants. «Nous avons longtemps combattu les régimes totalitaires et répressifs qui tentent de ficher leur population, les interdisent de fréquenter les lieux publics et finissent par les emprisonner, uniquement à cause de leur race ou de leur religion» a-t-il ajouté. Pour le sénateur démocrate Edward Kennedy, les nouvelles mesures vont «donner aux responsables du gouvernement américain un pouvoir totalement discrétionnaire pour appliquer des critères secrets et décider qui devrait être enregistré dans une base de donnée qu'on réserve d'habitude aux terroristes et aux criminels». Selon lui, ces règles «vont stigmatiser un peu plus d'innocents visiteurs arabes et musulmans, qui n'ont commis aucun crime et ne représentent aucun danger».

Pour sa part, le président de la commission judiciaire de la chambre des représentants, le Républicain James Sensenbrenner, estime qu'il s'agit «d'un premier pas raisonnable pour reprendre contrôle sur l'immigration illégale, qui est actuellement hors de contrôle aux États-Unis». Le débat sous-jacent, qui divise l'Amérique depuis le 11 septembre, porte sur la légitimité et l'efficacité du «racial profiling», la discrimination raciale pratiquée par les forces de l'ordre.

Est-il légitime de contrôler davantage les musulmans, parce que des musulmans ont commis les attentats du 11 septembre ? «Va-t-on enregistrer tous les habitants de l'Oklahoma dans cette base de donnée à cause de Timothy McVeigh» (auteur de l'attentat meurtrier d'Oklahoma City) a demandé le représentant démocrate du Texas, Silvestre Reyes, un ancien chef de patrouille le long de la frontière. «Avec autant d'informations superflues sur des personnes venant pour des raisons légitimes, les gens que nous visons peuvent se perdre dans la masse.» Dans un éditorial, le New York Times estime que «prendre les empreintes digitales et ficher les ressortissants de certains pays suspects ne fera que fournir une illusion de sécurité, en soumettant beaucoup de visiteurs innocents au type de vérifications intrusives que les Américains voyageant à l'étranger jugeraient offensantes si on les leur appliquait».



par Philippe  Bolopion

Article publié le 06/06/2002