Justice
Les «ripoux» du chemin de fer
Depuis lundi, le tribunal correctionnel de Créteil juge un réseau de corruption ayant agi sur plusieurs chantiers de construction des lignes TGV. Sur le banc des prévenus, ils sont 19, dont 11 anciens cheminots de la SNCF qui dévoilent les pratiques ancestrales du milieu du bâtiment.
C’est un peu comme si le train de la justice avait raté quelques étapes, en ayant, au passage perdu son conducteur. Dans la petite salle d’audience moquettée de la 9e chambre, l’ombre de Bernard Wilhelm ne cesse de planer sur les débats. Cet homme, décédé d’une longue maladie en 1999 à 55 ans, était le Jean-Claude Méry des chantiers TGV, celui qui avait pour rôle de huiler le mécanisme de la corruption. Imposant avec ses 140 kilos, affable, blagueur, n’aimant rien tant que la compagnie de ses amis, il écumait les chantiers du Train à grande vitesse (TGV): Lille, Lyon, Valence. Toujours à l'écoute des cheminots, il savait détecter les petits besoins des plus incorruptibles. Pour cela, il dirigeait deux bureaux d’études: SEC et S3B. «C’est très surprenant, explique Maître Hemerdinger, l’avocat de la veuve Wilhelm. On a deux petites entreprises de génie civil qui font de la facturation taxi, c’est à dire qu’on arrose le bas, les hommes de terrain de manière librement consentie par le haut, qui approuve les comptes, c’est donc une pratique connue». Sauf que le «haut», les cadres dirigeants de l’entreprise publique, n’ont pas eu les honneurs de l’instruction menée par le juge Halphen.
Après les témoignages des hommes du bâtiment en début de semaine, les juges ont entendu, mercredi et jeudi, les cheminots peu résistants aux sollicitations de Wilhelm et ses hommes. Claude Lagnier était l’adjoint au chef de la division 3 du TGV Nord. Son ami de vingt ans lui a offert deux voitures, une BMW et une Peugeot. Il aurait aussi perçu des enveloppes pour un montant global de 460 000 euros, des commissions versées en échange de surfacturations. Mais il nie. Claude Protin a la même attitude. Lui aussi était adjoint au chef de subdivision de Vienne, chargé notamment de travailler sur le contournement de Lyon. Lui aussi est un ami de vingt ans de Wilhelm. Une amitié évaluée à au moins 99 000 euros en bons de caisse.
Aujourd’hui radié de la SNCF, il explique que Wilhelm «m’a demandé de garder un peu d’argent au frais, car je crois qu’il n’avait plus le droit de gérer une entreprise». Mais, il le jure, il n’y a jamais eu de contrepartie. Plus bas dans la hiérarchie, les prévenus ont «chiqué» (avoué) lors de leurs auditions à la Brigade financière. Daniel Mogué, chef de section, a eu droit à des vacances: deux allers-retours pour la Réunion, avec location de voiture sur l’île, plus quelques enveloppes, 23 000 euros en liquide. Christian Chevalier, ingénieur chef de district sous les ordres de Claude Protin, a reçu des enveloppes, 73 000 euros en tout. A chaque fois, le surcoût est difficile à évaluer car ces chiffres proviennent d’un tableau récapitulatif dressé par Bernard Wilhelm après sa mise en examen. Le rapport de contrôle interne mitonné par la SNCF sur le chantier du TGV Nord évalue à 5,5 millions d'euros la corruption sur seulement cinq lots. Il y a eu au moins 46 lots douteux sur cette ligne.
Marché truqué
Le système de la corruption de ces gigantesques chantiers n’a rien d’original. Dès l’appel d’offres, les entreprises françaises du BTP se mettent d’accord pour opérer un partage «équitable» du marché. Autrement dit, les offres sont rédigées ensemble pour assurer à l’heureux candidat la meilleure proposition, en général la moins-disante. Cela s’appelle une entente, c’est illégal. Simple et efficace, la règle n’aurait pas dû souffrir d’exception. Seulement voilà, certaines entreprises étrangères ont joué les trouble-fêtes. Le lot 44, le plus important de la ligne du TGV Nord avec 119 millions d'euros, fut le théâtre d’une drôle de manipulation. «Lorsque les plis fermés sont ouverts, raconte Maître Hemerdinger, les cadres dirigeants de la SNCF s’aperçoivent que les Italiens sont moins cher que la société française Ballot. Ils vont alors rectifier à la main l’offre française, pour la baisser de 2,31% et c’est Ballot qui remporte le lot.»
La suite est plus classique. Dans tous les marchés truqués, la démarche de corruption accompagne la réalisation des travaux. Pour une raison simple: les entreprises ne sont payées qu’à la fin du chantier et, souvent, après des réclamations où se discutent le montant des pénalités. En 1996, le rapport annuel de la Cour des comptes chiffrait à 14%, en moyenne, l’écart entre l’offre et la facture finale. En tout, la corruption aurait engendrée un surcoût de 115 millions d'euros sur le TGV Nord. Pour justifier cette différence, il faut gonfler l’addition et là, tous les moyens sont bons. La purge fictive, par exemple, est couramment utilisée: lorsque vous creusez sur cinq mètres de profondeur pour faire un remblai, vous en déclarez six. Des astuces de terrain qui permettent de comprendre pourquoi la corruption est descendue aussi bas qu’un chef de travaux dans la chaîne hiérarchique. Les contrôles mis en place par la direction de la SNCF seraient-ils volontairement inefficaces ? Les avocats de l’entreprise, muets ou absents depuis le début du procès, n’ont pas fourni de réponse.
L’entreprise semble avoir intégré un certain nombre de pratiques illicites du bâtiment. D’après les documents de contrôle général de la SNCF, cité par Maître Daniel Peyrot, défenseur d’un cheminot, les surfacturations sont courantes sur ces chantiers. «Razel (entreprise de BTP) a ainsi fait un terrain de foot à Cour-sur-Buis, car la commune était traversée par le TGV Rhône-Alpes. Pour financer l’opération, on a fait des Décomptes Partiels Définitifs (factures) fictifs. On a aussi donner des instructions pour fausser les cubatures, afin de creuser un étang ou de verser un million de francs à une commune».
En clair, la SNCF fait des fausses factures pour maquiller des financements imprévus. «C’est comme ça, c’est la vie en France, reprend le chef Protin à la barre, on appelle ça pudiquement des compensations. Normalement, il y a une convention entre la SNCF et la commune». Face au scandale, les contrôleurs auraient-ils désigné quelques coupables idéal ? Dany Sassier en est persuadé. A la barre, sans son avocat qui l’a lâché la veille du procès, ce spécialiste en hydraulique raconte comment il a été révoqué pour «tentative de surfacturation». «En commission de discipline, dit-il, on m’a présenté des 'Décomptes Partiels Définitifs' avec ma signature, mais ce sont des faux.» L’expertise graphologique, réclamée au juge Halphen, n’a pas été réalisée. Il a bien reçu plus de 30 500 euros en espèces de Wilhelm, mais il assure n’avoir jamais accordé la moindre contrepartie aux entreprises.
En attendant les plaidoiries, notamment celle de la SNCF, partie civile au procès, la direction de l’entreprise pourra peut-être expliquer si elle a changé ses habitudes sur le chantier du TGV Est. En 1997, au moment des premières mises en examen de ses cadres, Louis Gallois, président du groupe, avait indiqué qu’il irait «jusqu’au bout dans la recherche de la vérité».
Après les témoignages des hommes du bâtiment en début de semaine, les juges ont entendu, mercredi et jeudi, les cheminots peu résistants aux sollicitations de Wilhelm et ses hommes. Claude Lagnier était l’adjoint au chef de la division 3 du TGV Nord. Son ami de vingt ans lui a offert deux voitures, une BMW et une Peugeot. Il aurait aussi perçu des enveloppes pour un montant global de 460 000 euros, des commissions versées en échange de surfacturations. Mais il nie. Claude Protin a la même attitude. Lui aussi était adjoint au chef de subdivision de Vienne, chargé notamment de travailler sur le contournement de Lyon. Lui aussi est un ami de vingt ans de Wilhelm. Une amitié évaluée à au moins 99 000 euros en bons de caisse.
Aujourd’hui radié de la SNCF, il explique que Wilhelm «m’a demandé de garder un peu d’argent au frais, car je crois qu’il n’avait plus le droit de gérer une entreprise». Mais, il le jure, il n’y a jamais eu de contrepartie. Plus bas dans la hiérarchie, les prévenus ont «chiqué» (avoué) lors de leurs auditions à la Brigade financière. Daniel Mogué, chef de section, a eu droit à des vacances: deux allers-retours pour la Réunion, avec location de voiture sur l’île, plus quelques enveloppes, 23 000 euros en liquide. Christian Chevalier, ingénieur chef de district sous les ordres de Claude Protin, a reçu des enveloppes, 73 000 euros en tout. A chaque fois, le surcoût est difficile à évaluer car ces chiffres proviennent d’un tableau récapitulatif dressé par Bernard Wilhelm après sa mise en examen. Le rapport de contrôle interne mitonné par la SNCF sur le chantier du TGV Nord évalue à 5,5 millions d'euros la corruption sur seulement cinq lots. Il y a eu au moins 46 lots douteux sur cette ligne.
Marché truqué
Le système de la corruption de ces gigantesques chantiers n’a rien d’original. Dès l’appel d’offres, les entreprises françaises du BTP se mettent d’accord pour opérer un partage «équitable» du marché. Autrement dit, les offres sont rédigées ensemble pour assurer à l’heureux candidat la meilleure proposition, en général la moins-disante. Cela s’appelle une entente, c’est illégal. Simple et efficace, la règle n’aurait pas dû souffrir d’exception. Seulement voilà, certaines entreprises étrangères ont joué les trouble-fêtes. Le lot 44, le plus important de la ligne du TGV Nord avec 119 millions d'euros, fut le théâtre d’une drôle de manipulation. «Lorsque les plis fermés sont ouverts, raconte Maître Hemerdinger, les cadres dirigeants de la SNCF s’aperçoivent que les Italiens sont moins cher que la société française Ballot. Ils vont alors rectifier à la main l’offre française, pour la baisser de 2,31% et c’est Ballot qui remporte le lot.»
La suite est plus classique. Dans tous les marchés truqués, la démarche de corruption accompagne la réalisation des travaux. Pour une raison simple: les entreprises ne sont payées qu’à la fin du chantier et, souvent, après des réclamations où se discutent le montant des pénalités. En 1996, le rapport annuel de la Cour des comptes chiffrait à 14%, en moyenne, l’écart entre l’offre et la facture finale. En tout, la corruption aurait engendrée un surcoût de 115 millions d'euros sur le TGV Nord. Pour justifier cette différence, il faut gonfler l’addition et là, tous les moyens sont bons. La purge fictive, par exemple, est couramment utilisée: lorsque vous creusez sur cinq mètres de profondeur pour faire un remblai, vous en déclarez six. Des astuces de terrain qui permettent de comprendre pourquoi la corruption est descendue aussi bas qu’un chef de travaux dans la chaîne hiérarchique. Les contrôles mis en place par la direction de la SNCF seraient-ils volontairement inefficaces ? Les avocats de l’entreprise, muets ou absents depuis le début du procès, n’ont pas fourni de réponse.
L’entreprise semble avoir intégré un certain nombre de pratiques illicites du bâtiment. D’après les documents de contrôle général de la SNCF, cité par Maître Daniel Peyrot, défenseur d’un cheminot, les surfacturations sont courantes sur ces chantiers. «Razel (entreprise de BTP) a ainsi fait un terrain de foot à Cour-sur-Buis, car la commune était traversée par le TGV Rhône-Alpes. Pour financer l’opération, on a fait des Décomptes Partiels Définitifs (factures) fictifs. On a aussi donner des instructions pour fausser les cubatures, afin de creuser un étang ou de verser un million de francs à une commune».
En clair, la SNCF fait des fausses factures pour maquiller des financements imprévus. «C’est comme ça, c’est la vie en France, reprend le chef Protin à la barre, on appelle ça pudiquement des compensations. Normalement, il y a une convention entre la SNCF et la commune». Face au scandale, les contrôleurs auraient-ils désigné quelques coupables idéal ? Dany Sassier en est persuadé. A la barre, sans son avocat qui l’a lâché la veille du procès, ce spécialiste en hydraulique raconte comment il a été révoqué pour «tentative de surfacturation». «En commission de discipline, dit-il, on m’a présenté des 'Décomptes Partiels Définitifs' avec ma signature, mais ce sont des faux.» L’expertise graphologique, réclamée au juge Halphen, n’a pas été réalisée. Il a bien reçu plus de 30 500 euros en espèces de Wilhelm, mais il assure n’avoir jamais accordé la moindre contrepartie aux entreprises.
En attendant les plaidoiries, notamment celle de la SNCF, partie civile au procès, la direction de l’entreprise pourra peut-être expliquer si elle a changé ses habitudes sur le chantier du TGV Est. En 1997, au moment des premières mises en examen de ses cadres, Louis Gallois, président du groupe, avait indiqué qu’il irait «jusqu’au bout dans la recherche de la vérité».
par David Servenay
Article publié le 14/06/2002