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Balkans

L’exil amer des Serbes de Croatie

Sept ans après avoir été chassés de leurs maisons, les Serbes de Croatie qui ont trouvé refuge en Serbie vivent depuis lors dans des conditions misérables avec le sentiment d’avoir été utilisés comme monnaie d’échange dans la guerre que se livraient les deux ex-Républiques yougoslaves.
De notre correspondante à Belgrade

«En deux jours, ma vie a basculé. J’étais institutrice, j’avais une famille, un toit, puis je me suis retrouvée sur la route, juchée sur un tracteur, réfugiée, fuyant vers la Serbie». Slavica a 37 ans et cela fait sept ans qu’elle vit au centre collectif de Cortanovci, à 80 km au nord de Belgrade. Elle partage son triste sort dans ce que fût un hôtel, en pleine forêt, au bout d’une petite route pavée, avec 270 autres réfugiés serbes qui ont fui la Croatie le 5 août 1995.

La veille, le 4 août 1995, l’armée croate déclenchait l’opération «Tempête» contre la dernière poche tenue par les «rebelles Serbes» qui refusaient d’être intégrés à la Croatie indépendante. Le lendemain, la Krajina, peuplée à 80% de Serbes, tombait, et environ 200 000 personnes furent contraintes à l’exode. C’était la fin de l’autoproclamée République serbe de Croatie, qui avait déclaré son indépendance avec le soutien de l’armée yougoslave et de son président Slobodan Milosevic. Ce dernier n’est pas intervenu, suite à un accord avec le président croate Tudjman : en échange du «lâchage» de la Krajina, les deux présidents se mettaient d’accord sur le futur partage de la Bosnie.

Les colonnes de réfugiés se sont-elles vu interdire l’accès aux grandes villes de Serbie, pour ne pas heurter l’opinion. La plupart ont été placées dans des centres collectifs, au milieu de nulle part, à l’abri des regards. D’autres ont été acheminés au Kosovo, d’où ils ont à nouveau été expulsés par les extrémistes albanais après les bombardements de l’OTAN en 1999. Certains enfin, ont été enrôlés de force pour se battre aux côtés des Serbes de Bosnie. Le mari de Slavica est rentré en Croatie il y a deux ans, pour voir s’il restait quelque chose de leur ancienne vie. Il faisait partie des «rebelles» qui se battaient armés pour l’indépendance de la République serbe de Croatie. «Avant de partir, il a vérifié auprès de l’UNHCR s’il était sur la liste des inculpés par la Croatie, la réponse a été négative», raconte Slavica. Mais une fois sur place, il a été emprisonné pour crime de guerre et condamné à 5 ans de prison, comme une vingtaine d’autres qui ont fait le même parcours.

A quand un retour ?

Tout comme Slavica, Dusanka et Milan n’ont aucun espoir ni envie de rentrer en Croatie. «En 1945, les oustachis - les collaborateurs croates des nazis - ont tué mon père et mes grands parents, en 1967 j’ai survécu au mouvement nationaliste croate, le Maspok, en 1995 j’ai été fait prisonnier pendant 45 jours», raconte Milan, qui lui aussi était instituteur. Aujourd’hui, il a perdu l’ouïe, et vit avec sa femme et ses deux fils de 24 et 27 ans dans 10m2. «Je suis parti car un chien avait plus de chances de survivre qu’un Serbe», dit l’homme abattu, tout en racontant avec nostalgie que dans une autre vie il s’entendait bien avec ses voisins croates. Un des fils a obtenu un visa pour les Etats-Unis, l’autre guette des petits boulots saisonniers, et ils survivent grâce aux deux euros par jour accordés par le gouvernement serbe qui règle la note d’électricité et d’eau. Ils ont droit à de la viande deux fois par semaine, mais jamais de légumes ni de fruits frais, que des boîtes.

Selon la Commissaire aux réfugiés en Serbie, Sandra Raskovic-Ivic, le retour se passe très mal. «Malgré les signes positifs des hauts responsables croates, seuls 40 000 réfugiés sont rentrés», explique-t-elle. Car une grande partie de l’opinion croate s’y oppose. Son président, Stjepan Mesic, représente une infime minorité lorsqu’il se dit prêt à «s’excuser auprès des serbes pour les crimes commis». Et où rentrer ? Peu de maisons détruites ont été reconstruites, les logements des Serbes sont occupés par des Croates, et on attend toujours une loi qui réglerait les questions de propriété, sachant que sous le régime communiste, beaucoup d’entre eux avaient un droit d’usage du logement et non de propriété, difficile à dédommager. Ce n’est que sous la pression de la communauté internationale qu’une telle loi serait adoptée ainsi qu’une loi qui garantirait le respect des minorités.

Selon de nombreuses sources, l’opération «Tempête» a été préparée par les conseillers militaires américains et la CIA. La France, la Grande-Bretagne et la Russie condamnèrent l’opération, mais pas les Etats-Unis ni l’Allemagne. Le nombre de victimes diffère selon les sources. Selon le Centre de documentation «Veritas», 1 975 personnes ont été tuées ou ont disparu, dont 1198 civils. Selon le Comité Helsinki croate, 700 civils sont morts et il y a eu purification ethnique. Selon l’Association des familles de disparus de Krajina, il y a eu 6000 tués et 2800 sont portés disparus. Depuis, le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie a inculpé plusieurs responsables, mais le président Tudjman est mort sans avoir été inculpé, et le général Gotovina, qui commandait l’opération, est en fuite, sachant qu’une grande partie de l’opinion croate le considère comme un héros, plus de 100 000 personnes avaient manifesté l’an dernier lorsqu’il a été inculpé. Sept ans après, Serbes et Croates n’ont pas la même analyse de l’opération Tempête. Le 5 août est une fête nationale en Croatie qui célèbre l’Armée et la Patrie. A Belgrade, une messe a été dite par le patriarche orthodoxe Pavle et le président yougoslave Kostunica a considéré qu’il faut maintenant bâtir des relations saines. A Cortanovci, tout cela semble lointain : «Nous ne sommes plus des humains, encore moins des électeurs, mais des réfugiés, dont personne ne veut», conclut Slavica.





par Milica  Cubrilo

Article publié le 06/08/2002