Balkans
Experts militaires américains en Yougoslavie
Dans leur préparation à la guerre contre l’Irak, les Américains font les comptes des armes dont dispose leur adversaire. Ils savaient depuis longtemps que la Yougoslavie trafiquait avec l’Irak, mais les récentes découvertes montrent que le phénomène avait de l’ampleur, aussi ont-ils dépêché leurs inspecteurs à Belgrade, au grand embarras des autorités locales, qui étaient au courant depuis longtemps et n’ont rien fait.
De notre correspondante à Belgrade
«Les succès de l’armée yougoslave pendant l’intervention militaire de l’Otan en 1999, notamment de la défense antiaérienne et des techniques de camouflage, ont montré que la technologie la plus moderne peut être mise en difficulté par des contre-mesures d’une armée à la technologie plus faible», expliquait récemment Wesley Clark, commandant de l’Otan pendant les bombardements. En effet, après deux mois et demi de frappes, l’Otan a détruit quatorze tanks et quelques véhicules blindés... Raison pour laquelle les Américains prennent au sérieux le trafic d’armes et le transfert de technologie entre Belgrade et Bagdad. Aussi sont-ils venus vérifier par eux-mêmes si cela a bien cessé quelle en était l’ampleur. Au moins cinq inspecteurs ont été dépêchés par Washington. «Ils continuent à arriver» et «ils auront un programme chargé», confie un fonctionnaire de l’ambassade des Etats-Unis.
Selon une source occidentale informée de l’investigation, à peu près chaque branche de l’industrie militaire yougoslave a vendu à l’Irak. La palette comprenant munitions, moteurs pour tanks, roquettes, obus anti-aériens, explosifs et technologie relative aux missiles balistiques et de croisière. Le matériel était livré via la Libye et la Syrie. Mais aussi de nombreux autres pays. Ainsi, il cite les exemples, confirmés par un haut responsable du gouvernement serbe, de 20 millions de munitions anti-aériennes livrées à un pays qui ne dispose que de quelques centaines de soldats et de plusieurs milliers de mitraillettes commandés par une île des Caraïbes. L’intermédiaire dans la plupart des cas était la société publique Jugoimport, dont le directeur a été démis de ses fonctions fin octobre lorsque le scandale a éclaté. C’est donc la première porte à laquelle les américains ont frappé, avant d’entamer leur tournée des usines.
Selon un haut responsable du gouvernement serbe, l’Irak doit 1 milliard de dollars à Jugoimport pour les livraisons faites depuis 1997, ce qui montre le volume de la coopération. Sachant que toute une série de contrats ont été signés en 1999 sous le nom de code «Zora». En parallèle de la livraison de matériel, les Irakiens ont bénéficié de formations, parfois par l’intermédiaire de Jugoimport, mais plus souvent via des PME qui embauchaient les professeurs à la faculté de construction mécanique et à celle d’électronique. Les liens sont anciens car des centaines d’Irakiens ont étudié à Belgrade du temps des non-alignés et ceux qui sont à des postes élevés dans leur pays aujourd’hui sont restés en contact avec leurs anciens camardes et professeurs. Zlatko Petrovic, professeur d’aérodynamique et de mécanique de vol nous raconte: «une vingtaine d’entre nous avons séjourné en Irak ces trois dernières années, généralement par périodes d’un mois et tout ce que nous enseignions était lié à l’aéronautique. Le voyage se fait via la Jordanie, un taxi nous accueille à l’aéroport et nous emmène à Bagdad à l’un des deux hôtels pour étrangers. Puis un accompagnateur qui ne nous quitte jamais nous emmène enseigner dans des écoles secondaires à des niveaux de doctorants. Le salaire est de 100 dollars par jour, payé en liquide», raconte-t-il. Pour lui, il n’y a rien à cacher, d’autant plus qu’il y a avait plus de Français, Américains, Russes et Chinois que de yougoslaves. Et sachant que le salaire d’un professeur d’université à Belgrade est de 260 euros par mois, une offre pareille ne se refuse pas. «Il faut être réaliste: on nous a fermé les robinets, nous avons trouvé une autre source, et après on nous dit: vous n’avez pas le droit de boire!», conclut-il.
«intégrer le marché légal de l’armement»
En tous cas, s’il n’y a pas d’embargo sur l’éducation, les Américains chercheront à savoir à quoi cela pouvait être utile aux Irakiens. Quant au trafic, il doit impérativement cesser. «Cette fois, ils ne croiront pas les autorités yougoslaves sur parole», affirme une source proche du gouvernement serbe. Car les Yougoslaves le savaient depuis au moins juin 2001 et n’ont pas pris de mesures. La lettre n°4460, que nous avons vue et qui est en possession de ICG International Crisis Group), émanant du ministère des Affaires étrangères et adressée au gouvernement fédéral, en date du 18 janvier 2002, le prouve. Ce document résume l’historique de la coopération qui remonte aux années 70 et constate qu’elle se poursuit: «En 2002, 600 millions de dollars de contrats sont en cours de réalisation, dont 120 millions de dollars avec l’Irak et 100 millions de dollars avec la Libye». Il est précisé que les Etats Unis s’en sont déjà plaints dans des discussion bilatérales en juin 2001. Suit la conclusion suivante, proposée par les Affaires étrangères, et adoptée par le gouvernement fédéral: «il faut trouver la meilleure solution, satisfaisante à la fois pour les priorités de politique extérieure et la prise en compte des intérêts nationaux».
Un haut placé de l’administration fédérale nous explique que le problème réside dans l’interprétation du terme «intérêts nationaux»: pour la vieille garde du ministère de la Défense c’est en partie idéologique, ainsi ils sabotaient l’Otan et les Américains; mais pour d’autres les raisons sont pratiques: on gagne des sommes plus élevées à faire du commerce interdit, de nombreux politiques en ont profité, et par ailleurs, il s’agissait de protéger l’industrie de l’armement dont vivent environ 80 000 personnes. Préoccupation que le Premier ministre serbe Zoran Djindjic a souligné. «Je compte sur la promesse des Etats Unis et de l’UE de nous aider à intégrer le marché légal de l’armement», a-t-il dit, tout en déclarant qu’il n’était pas au courant de la visite des inspecteurs américains. Tout comme le ministre des Affaires étrangères. Le ministre fédéral de l’Intérieur explique de son côté que les experts américains ont là afin d’aider la Yougoslavie à trouver de nouveaux débouchés. Et le président yougoslave Kostunica reste silencieux.
«Nous avons fait preuve d’irresponsabilité et de manque de maturité politique», analyse le conseiller en Affaires extérieures du Premier ministre serbe. «Et ce sont les intérêts particuliers qui en ont profité, ils s’en sont mis plein les poches», dit-il. Par exemple on peut se demander pourquoi le maire de Cacak, Velja Ilic, a hébergé par intermittence trois Irakiens, un Jordanien et un francophone chez lui, de septembre 2001 à octobre dernier. Officiellement, ils travaillaient à la construction d’une usine à tabac, qui n’a pas avancé d’un iota. Pourquoi leur contact à Belgrade était-il Energoprojekt, qui a construit un réseau de bunkers en Irak ? Etaient-ils plutôt intéressés par l’usine à munitions à Cacak, Sloboda ? Pour Ivan Vejvoda, étant donné les circonstances, il n’y a pas d’autre choix que de montrer les livres et d’ouvrir les portes des usines, car il y a trop à perdre. En effet les Américains peuvent bloquer le soutien des institutions financières, l’entrée au Partenariat pour la paix et faire pression sur l’UE.
«Les succès de l’armée yougoslave pendant l’intervention militaire de l’Otan en 1999, notamment de la défense antiaérienne et des techniques de camouflage, ont montré que la technologie la plus moderne peut être mise en difficulté par des contre-mesures d’une armée à la technologie plus faible», expliquait récemment Wesley Clark, commandant de l’Otan pendant les bombardements. En effet, après deux mois et demi de frappes, l’Otan a détruit quatorze tanks et quelques véhicules blindés... Raison pour laquelle les Américains prennent au sérieux le trafic d’armes et le transfert de technologie entre Belgrade et Bagdad. Aussi sont-ils venus vérifier par eux-mêmes si cela a bien cessé quelle en était l’ampleur. Au moins cinq inspecteurs ont été dépêchés par Washington. «Ils continuent à arriver» et «ils auront un programme chargé», confie un fonctionnaire de l’ambassade des Etats-Unis.
Selon une source occidentale informée de l’investigation, à peu près chaque branche de l’industrie militaire yougoslave a vendu à l’Irak. La palette comprenant munitions, moteurs pour tanks, roquettes, obus anti-aériens, explosifs et technologie relative aux missiles balistiques et de croisière. Le matériel était livré via la Libye et la Syrie. Mais aussi de nombreux autres pays. Ainsi, il cite les exemples, confirmés par un haut responsable du gouvernement serbe, de 20 millions de munitions anti-aériennes livrées à un pays qui ne dispose que de quelques centaines de soldats et de plusieurs milliers de mitraillettes commandés par une île des Caraïbes. L’intermédiaire dans la plupart des cas était la société publique Jugoimport, dont le directeur a été démis de ses fonctions fin octobre lorsque le scandale a éclaté. C’est donc la première porte à laquelle les américains ont frappé, avant d’entamer leur tournée des usines.
Selon un haut responsable du gouvernement serbe, l’Irak doit 1 milliard de dollars à Jugoimport pour les livraisons faites depuis 1997, ce qui montre le volume de la coopération. Sachant que toute une série de contrats ont été signés en 1999 sous le nom de code «Zora». En parallèle de la livraison de matériel, les Irakiens ont bénéficié de formations, parfois par l’intermédiaire de Jugoimport, mais plus souvent via des PME qui embauchaient les professeurs à la faculté de construction mécanique et à celle d’électronique. Les liens sont anciens car des centaines d’Irakiens ont étudié à Belgrade du temps des non-alignés et ceux qui sont à des postes élevés dans leur pays aujourd’hui sont restés en contact avec leurs anciens camardes et professeurs. Zlatko Petrovic, professeur d’aérodynamique et de mécanique de vol nous raconte: «une vingtaine d’entre nous avons séjourné en Irak ces trois dernières années, généralement par périodes d’un mois et tout ce que nous enseignions était lié à l’aéronautique. Le voyage se fait via la Jordanie, un taxi nous accueille à l’aéroport et nous emmène à Bagdad à l’un des deux hôtels pour étrangers. Puis un accompagnateur qui ne nous quitte jamais nous emmène enseigner dans des écoles secondaires à des niveaux de doctorants. Le salaire est de 100 dollars par jour, payé en liquide», raconte-t-il. Pour lui, il n’y a rien à cacher, d’autant plus qu’il y a avait plus de Français, Américains, Russes et Chinois que de yougoslaves. Et sachant que le salaire d’un professeur d’université à Belgrade est de 260 euros par mois, une offre pareille ne se refuse pas. «Il faut être réaliste: on nous a fermé les robinets, nous avons trouvé une autre source, et après on nous dit: vous n’avez pas le droit de boire!», conclut-il.
«intégrer le marché légal de l’armement»
En tous cas, s’il n’y a pas d’embargo sur l’éducation, les Américains chercheront à savoir à quoi cela pouvait être utile aux Irakiens. Quant au trafic, il doit impérativement cesser. «Cette fois, ils ne croiront pas les autorités yougoslaves sur parole», affirme une source proche du gouvernement serbe. Car les Yougoslaves le savaient depuis au moins juin 2001 et n’ont pas pris de mesures. La lettre n°4460, que nous avons vue et qui est en possession de ICG International Crisis Group), émanant du ministère des Affaires étrangères et adressée au gouvernement fédéral, en date du 18 janvier 2002, le prouve. Ce document résume l’historique de la coopération qui remonte aux années 70 et constate qu’elle se poursuit: «En 2002, 600 millions de dollars de contrats sont en cours de réalisation, dont 120 millions de dollars avec l’Irak et 100 millions de dollars avec la Libye». Il est précisé que les Etats Unis s’en sont déjà plaints dans des discussion bilatérales en juin 2001. Suit la conclusion suivante, proposée par les Affaires étrangères, et adoptée par le gouvernement fédéral: «il faut trouver la meilleure solution, satisfaisante à la fois pour les priorités de politique extérieure et la prise en compte des intérêts nationaux».
Un haut placé de l’administration fédérale nous explique que le problème réside dans l’interprétation du terme «intérêts nationaux»: pour la vieille garde du ministère de la Défense c’est en partie idéologique, ainsi ils sabotaient l’Otan et les Américains; mais pour d’autres les raisons sont pratiques: on gagne des sommes plus élevées à faire du commerce interdit, de nombreux politiques en ont profité, et par ailleurs, il s’agissait de protéger l’industrie de l’armement dont vivent environ 80 000 personnes. Préoccupation que le Premier ministre serbe Zoran Djindjic a souligné. «Je compte sur la promesse des Etats Unis et de l’UE de nous aider à intégrer le marché légal de l’armement», a-t-il dit, tout en déclarant qu’il n’était pas au courant de la visite des inspecteurs américains. Tout comme le ministre des Affaires étrangères. Le ministre fédéral de l’Intérieur explique de son côté que les experts américains ont là afin d’aider la Yougoslavie à trouver de nouveaux débouchés. Et le président yougoslave Kostunica reste silencieux.
«Nous avons fait preuve d’irresponsabilité et de manque de maturité politique», analyse le conseiller en Affaires extérieures du Premier ministre serbe. «Et ce sont les intérêts particuliers qui en ont profité, ils s’en sont mis plein les poches», dit-il. Par exemple on peut se demander pourquoi le maire de Cacak, Velja Ilic, a hébergé par intermittence trois Irakiens, un Jordanien et un francophone chez lui, de septembre 2001 à octobre dernier. Officiellement, ils travaillaient à la construction d’une usine à tabac, qui n’a pas avancé d’un iota. Pourquoi leur contact à Belgrade était-il Energoprojekt, qui a construit un réseau de bunkers en Irak ? Etaient-ils plutôt intéressés par l’usine à munitions à Cacak, Sloboda ? Pour Ivan Vejvoda, étant donné les circonstances, il n’y a pas d’autre choix que de montrer les livres et d’ouvrir les portes des usines, car il y a trop à perdre. En effet les Américains peuvent bloquer le soutien des institutions financières, l’entrée au Partenariat pour la paix et faire pression sur l’UE.
par Milica Cubrilo
Article publié le 23/11/2002