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Monténégro

Scrutin présidentiel sans danger pour le clan au pouvoir

Courtisé par les diplomates occidentaux quand il s’opposait au régime serbe de Slobodan Milosevic, le Monténégro est vilipendé depuis deux ans comme un petit paradis pour les mafieux de toutes espèces. Et la société semble bloquée, alors que le pays est maintenu dans un improbable statu quo politique et institutionnel. Les élections présidentielles de dimanche ne devraient rien changer à la situation.
De notre correspondant dans les Balkans

«D’abord, nous avons cru que le pays faisait du sur-place, mais comme cette stagnation dure depuis des années, il est évident que nous revenons en arrière, à toute vitesse», constate, désabusé, Petar Martinovic, un retraité de la capitale historique Monténégro Cetinje, indépendantiste convaincu. L’indépendance, justement ? «Peut-être au prochain millénaire !», comme le dit Ranko Krivokapic, le dirigeant des sociaux-démocrates! Petar fait les comptes : plus de 80% de la population de Cetinje est officiellement au chômage, et depuis que l’euro est devenu la monnaie légale du pays, en janvier dernier, les prix ont doublé sans, bien évidemment, que les salaires ne suivent.

Lors des dernières élections législatives, en octobre dernier, Petar a, une fois encore, voté pour l’Alliance libérale, la formation indépendantiste, mais sans plus guère de conviction. Sa femme et ses enfants se sont abstenus : «à quoi cela sert-il de faire des discours et d’agiter des drapeaux, puisque l’Europe nous a interdit l’indépendance», demande Ivan, l’aîné. Son cadet, Mirko, ajoute : «il faudrait prendre les armes. Il n’y a que comme cela que l’on est entendu».

Le sociologue Milan Popovic traduit à sa manière le désenchantement qui a saisi le camp indépendantiste. Pour lui, le pays est placé sous un protectorat européen qui ne dit pas son nom, mais qui lui empêche de choisir son destin. Et il ajoute qu’avec la mise en place de la nouvelle Union de Serbie et du Monténégro, censée remplacer l’actuelle Fédération yougoslave, «ce protectorat deviendra double. Bruxelles et Belgrade pourront décider ensemble à la place de Podgorica». Dernier exemple en date, le statut de la presqu’île de Prevlaka, revendiquée depuis dix ans par le Monténégro et la Croatie, a été directement négocié entre Belgrade et Zagreb, sans que les autorités monténégrines ne soient impliquées dans les discussions.

Trafics en tous genres

Les chancelleries occidentales ont, pour leur part, un point de vue différent car elles craignent qu’une éventuelle sécession du Monténégro ne fasse éclater les fragiles équilibres régionaux, ouvrant notamment la voie à l’indépendance du Kosovo. Depuis plusieurs années, l’Europe fait tout pour dissuader les Monténégrins de convoquer un référendum, et un diplomate commente : «dans la région, les voies référendaires sont toxiques».

La grande hantise des diplomates tient en deux mots, la mafia et le crime organisé. Trafics de cigarettes, de femmes, d’armes, peut-être de drogue, le Monténégro est montré du doigt dans tous les dossiers. En octobre dernier, un navire monténégrin a été bloqué dans le port croate de Rijeka. Bourré d’armes et d’explosifs, ce bateau faisait des navettes régulières avec le Moyen-Orient. Et, assurent tous les experts, «rien ne peut sortir du port monténégrin de Bar sans l’aval des plus hautes autorités».

L’Italie garde toujours sous le coude un mandat d’arrêt contre Milo Djukanovic, l’homme fort du Monténégro, soupçonné d’être la cheville ouvrière des trafics de cigarettes. Par le passé, les dirigeants monténégrins ont reconnu s’être livrés à de tels trafics, expliquant qu’il s’agissait d’une question de survie pour le petit pays. Depuis, malgré les admonestations européennes, rien ne semble avoir changé.

Depuis plus de dix ans, le Monténégro est dirigé par un groupe extrêmement restreint de personnes, Milo Djukanovic et ses proches amis. Lorsque ces jeunes cadres du Parti communiste gravissent les marches du pouvoir, à la fin des années 1980, ils parlent de réforme, et font de leur jeunesse un argument électoral. La presse locale les définit alors comme «jeunes, beaux et intelligents». Le début de leur carrière est encouragé par Slobodan Milosevic, alors maître tout puissant de Belgrade. Au milieu des années 1990, ces dirigeants monténégrins rompent avec leur mentor, se rapprochent de l’Occident, et reprennent à leur compte les thématiques souverainistes, que l’Alliance libérale était jusqu’alors seule à défendre.

Depuis, Milo Djukanovic et ses amis ont un peu vieilli, mais ils conservent une totale emprise sur la société monténégrine. Aux élections d’octobre dernier, la coalition «Pour un Monténégro européen–Milo Djukanovic» a obtenu la majorité absolue au sein du Parlement de la République. Une victoire suffisamment large pour que la petite équipe dirigeante envisage un jeu de chaises musicales autour des différents postes et fonctions. Président de la République depuis 1998, Milo Djukanovic redevient Premier ministre, une fonction qu’il avait assumée de 1989 à 1998, tandis que le Premier ministre sortant, Filip Vujanovic, récupère la présidence du Parlement, à titre normalement provisoire, puisqu’il est le nouveau candidat du «clan» pour l’élection présidentielle de dimanche. S’il est élu, la présidence du Parlement reviendra probablement à Svetozar Marovic, qui avait été titulaire de cette charge de 1998 à 2001.

Petar Martinovic poursuit sa réflexion comptable : «il y a 650 000 habitants au Monténégro, dont la majorité est très pauvres. Deux milles personnes sont extrêmement riches et elles sont presque toutes impliquées dans la politique. Par contre, dix personnes seulement suffisent à diriger le pays. Ce sont les plus riches des plus riches».

Même s’ils ont un peu vieilli, les dirigeants monténégrins restent très jeunes. Milo Djukanovic fêtera ses 41 ans au début de l’année prochaine. La stratégie des oligarques monténégrins consiste tout simplement à s’assurer du contrôle du pouvoir pour les décennies à venir. De ce point de vue, l’indépendance formelle du pays, ou bien le maintien d’un lien fédéral avec Belgrade qui ne remette pas en cause le pouvoir local de cette petite élite n’est qu’une question secondaire.

L’accord de Belgrade, signé en mars dernier, qui prévoit la création de l’Union de Serbie et du Monténégro, n’est pas de nature à remettre en cause le pouvoir de cette élite. Début décembre, les experts serbes et monténégrins ont approuvé la charte constitutionnelle qui doit régir cette Union, et qui éloigne un peu plus toute perspective d’indépendance pour le Monténégro.

«De graves révélations sur des affaires de proxénétisme impliquant les plus hautes sphères politiques du pays ont éclaté précisément dans la phase finale des négociations autour de la Charte constitutionnelle», analyse Milan Popovic dans les colonnes de l’hebdomadaire indépendantiste Monitor. «Ce n’est pas une pure coïncidence. Cette affaire n’est que le sommet d’un iceberg qui contient aussi de possibles inculpations par le TPI pour les crimes commis durant le siège de Dubrovnik et les affaires de trafics de cigarettes». Pour lui, l’Europe sait comment avoir barre sur les dirigeants monténégrins, pour les contraindre à la raison, et leur faire renoncer à leurs aspirations indépendantistes. Reste à savoir si le maintien du statu quo offrira le cadre le meilleur pour que le Monténégro puisse commencer une opération mains propres qui le libérerait de la toile d’araignée des relations étroites qu’entretiennent criminalité organisée et classe politique.





par Jean-Arnault  Dérens

Article publié le 21/12/2002