Irak
Otan: une alliance en phase terminale ?
L’Alliance atlantique traverse une crise majeure, en plein bras de fer entre Américains d’un côté, Français, Allemands et Belges de l’autre.
«La France veut être fidèle à l’Alliance atlantique, c’est-à-dire à l’alliance avec les Américains. Mais la conception du Pacte atlantique est périmée. Ce pacte a été conçu seulement pour l’Europe occidentale; or, les menaces et, par conséquent, les dispositions stratégiques à prendre s’étendent aujourd’hui à la Méditerranée et à l’Afrique». Contrairement aux apparences, ces propos ne datent pas de février 2003. Ils ont été tenus, en juin 1959, par le général de Gaulle à son homologue italien Gronchi. Autant dire que la confrontation franco-américaine -mais aussi la crise d’identité de l’Otan- ne datent pas d’aujourd’hui.
A l’époque Paris ne voulait pas être la «poubelle nucléaire» de Washington, même si les Etats-Unis étaient toujours dirigés par le général Eisenhower, celui-là même qui avait «sauvé l’Europe» durant la Seconde Guerre mondiale. Cela n’a pas empêché le général français de refuser d’accueillir sur le sol français des bombardiers américains, dans le cadre de l’armement atomique tactique, parce que la France n’avait pas été associée «à toute décision d’utiliser l’arme atomique en quelque endroit du monde que surgisse le conflit». Et pourtant la France n’était guère opposée à l’arme atomique, et fera exploser sa première «bombe A» l’année suivante, dans le désert algérien (à Reggane). De plus, elle était confrontée, en Algérie, à une guerre sans fin, et qui ne pouvait se terminer que par la «perte» du pays.
La question du commandement stratégique et opérationnel a en réalité miné dès le départ une alliance entre douze Etats indépendants et démocratiques, dans le cadre de l’article 51 de la charte des Nations unies relatif à la légitime défense, mais dont le principal -les Etats-Unis- n’était vraiment pas un allié comme les autres. Cette ambiguïté originelle est sans doute liée au contexte stratégique de sa naissance, le 4 avril 1949, et surtout à la montée de la puissance militaire de l’Union soviétique. Mais l’Otan a d’emblée commis une «faute» psychologique majeure, à l’instar de l’alliance d’en face: le Pacte de Varsovie, liant l’URSS et ses alliés est-européens. Car, tous ces «alliés» étaient en fait des subordonnés, l’alliance ressemblant, peu à peu, plus à une occupation qu’à une coopération militaire. Et c’est parce qu’elles étaient, sur le plan militaire, de même nature que ces alliances ont vite provoqué des rejets importants, voire dramatiques, de la part des opinions publiques ou des peuples qui les ont le plus souvent subies. Voir à ce propos les révoltes de Budapest (1956) ou de Prague (1968), mais aussi les manifestations populaires contre l’Otan à l’Ouest organisées par des mouvements de la paix, et surtout les énormes manifestations contre les euromissiles dans les années 80.
Et pourtant ces deux alliances ont obtenu un résultat remarquable: en se neutralisant mutuellement dans le cadre d’une confrontation généralisée, elles ont permis à l’Europe d’éviter une nouvelle guerre. Mais pas de se rendre autonome, notamment sur le plan militaire. Car les Etats-unis ont constamment joué sur ses divisions traditionnelles pour l’empêcher de se doter de véritables outils diplomatiques et militaires communs. Tandis que l’URSS allait jusqu’à empêcher que chaque «pays frère» soit doté d’une armée véritablement nationale. Dans les deux cas, c’est le «haut commandement» qui restait entre les main du «protecteur».
«Paris et Berlin au côté de Saddam»
C’est essentiellement pour cela que la France a finalement décidé, en 1966, de quitter le commandement intégré de l’Otan, et mis à la porte les soldats américains basés sur son sol. Tout en restant membre de l’Alliance. Cela a duré trente ans et a constamment été basé sur une opinion publique favorable à cette distanciation vis-à-vis d’un pays jugé trop envahissant. Ce n’est qu’en 1996, après l’arrivée à l’Elysée de Jacques Chirac -pourtant néo-gaulliste déclaré- que Paris reprend toute sa place au sein de l’Otan. Entre temps, plusieurs crises ont secoué l’alliance, sans toutefois la faire tomber.
La plus grave a sans doute été celle des euromissiles (Pershing-2), que les Etats-Unis ont voulu installer en Europe pour faire face au réarmement soviétique. Ils parviendront à leurs fins, grâce notamment à la détermination de François Mitterrand, qui accepte qu’ils soient déployés en Europe, mais pas en France: en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie et aux Pays-Bas. L’opposition d’une partie de l’opinion publique ouest-européenne ne parvient pas à remettre en cause ce choix stratégique qui, dix ans plus tard, n’est probablement pas étranger à l’écroulement du système soviétique, et surtout à la disparition, en 1991, du Pacte de Varsovie, c’est-à-dire la raison d’être le l’Otan.
On assiste alors à un sauvetage in extremis de l’Alliance, par le truchement d‘un discours lénifiant, qui tente de justifier le maintien de l’Otan, en dépit de la disparition de son «ennemi». La guerre de Yougoslavie en est son illustration. L’intervention de l’Otan (Ifor) en Bosnie, au milieux des années 90, permet à l’Alliance de devenir une sorte de «bras armé» de l’ONU, alors que celle-ci est en pleine crise et ne parvient plus à assurer toutes ses missions de paix. Peu avant l’échec de l’intervention américano-onusienne en Somalie aurait pourtant pu permettre de tirer quelques leçons sur la raison d’être de l’Otan. Il n’en fut rien.
La recherche d’un autre «ennemi» crédible et acceptable par les opinions publiques, en mesure de justifier le maintien d’une «machine» de plus en plus lourde et chère, favorise d’autres interventions, à commencer par celle contre la Serbie de Milosevic; alors que celui-ci, à peine quelques années plus tôt, était l’un des principaux «pivots» de la solution politique de la crise en Bosnie. On nage alors en pleine hypocrisie internationale: les alliés frappent ensemble mais la méfiance est partout. Les divisions entre Européens sont telles que les Etats-Unis peuvent utiliser l’Otan à leur guise. Les critiques des Européens demeurent discrètes. Les méthodes quelque peu «cavalières» des Américains irritent beaucoup, mais ne sortent pas du quartier général de l’Otan, sinon par le biais de quelques rapports en principe confidentiels, mais que Paris ou d’autres capitales s’empressent de faire circuler sous le manteau. Comme jadis à Prague ou à Budapest.
Mais ce sont bien entendu les attentats du 11 septembre 2001 qui ont bouleversé la donne stratégique. Frappés chez eux pour la première fois, les Etats-Unis ont enfin un «ennemi» crédible, ou du moins le pensent-ils et cherchent-ils par tous les moyens à l’imposer à des alliés qui visiblement connaissent mieux, grâce surtout à l’expérience acquise du temps de la colonisation, l’«ennemi» qui se cache derrière les «terroristes» du 11 septembre.
Ces alliés savent aussi que, pour faire face à ce nouveau «front» qui n’en est pas tout fait un, les tanks et les Mirage 2000 ne sont pas les outils les plus appropriés, car il s’agit d’affronter une lame de fond anti-américaine et anti-occidentale qui traverse désormais la plupart des pays non occidentaux, à commencer par l’allié le plus important: l’Arabie saoudite.
L’échec de l’intervention en Afghanistan, qui n’a rien réglé sur le plan politique et n’a pas éliminé le «terrorisme», pousse les Etats-Unis à changer une fois de plus d’ennemi: c’est au tour de Saddam Hussein, l’ennemi d’avant-hier de revenir sur le devant de la scène. Il y a environ un an, lorsque Washington commençait à mettre en avant le «fou de Bagdad», on souriait quelque peu dans les chancelleries européennes.
Aujourd’hui, la crise de l’Otan provoquée par Paris et Berlin, avec la complicité de Moscou, éclate à propos de la Turquie, un allié que Washington a constamment utilisé pour diviser l’Europe. Comme hier la Bosnie. L’administration américaine cherche à minimiser la crise, souligne «l’isolement» du trio Paris-Berlin-Moscou, ironise sur les «pitoyables Belges» qui l’ont rejoint. De respectables éditorialistes américains traitent Jacques Chirac de «global populist» voire de «José Bové des stratèges internationaux». Le Washington Post a accusé Paris et Berlin d’être «au côté de Saddam». Ce qui est tragiquement ridicule.
Plus près de la Maison Blanche, on laisse entendre ces derniers jours que les Etats-Unis pourraient revoir de fond en comble leur présence militaire sur le sol européen. Cette «menace» américaine de fermer les bases situées en l’Europe occidentale n’est pas nouvelle. C’était même l’une des demandes explicites de nombreux manifestants pacifistes européens dans les années 60-70, lors de la guerre du Viêt-nam. Ce qui signifie que cette «menace» risque d’être applaudie par une partie au moins des Européens de l’ouest. Est-ce à dire que l’on ne se comprend même plus entre les deux rives de l’Atlantique ?
Washington a apparemment mis entre parenthèses une donne déterminante: entre 70% et 80% d’Européens sont opposés à une éventuelle guerre en Irak, y compris en Grande Bretagne. Tout simplement parce qu’ils ont le sentiment que cela ne peut répondre à la question de fond: pourquoi tant de gens haïssent les Etats-Unis et/ou l’Occident ?
A l’époque Paris ne voulait pas être la «poubelle nucléaire» de Washington, même si les Etats-Unis étaient toujours dirigés par le général Eisenhower, celui-là même qui avait «sauvé l’Europe» durant la Seconde Guerre mondiale. Cela n’a pas empêché le général français de refuser d’accueillir sur le sol français des bombardiers américains, dans le cadre de l’armement atomique tactique, parce que la France n’avait pas été associée «à toute décision d’utiliser l’arme atomique en quelque endroit du monde que surgisse le conflit». Et pourtant la France n’était guère opposée à l’arme atomique, et fera exploser sa première «bombe A» l’année suivante, dans le désert algérien (à Reggane). De plus, elle était confrontée, en Algérie, à une guerre sans fin, et qui ne pouvait se terminer que par la «perte» du pays.
La question du commandement stratégique et opérationnel a en réalité miné dès le départ une alliance entre douze Etats indépendants et démocratiques, dans le cadre de l’article 51 de la charte des Nations unies relatif à la légitime défense, mais dont le principal -les Etats-Unis- n’était vraiment pas un allié comme les autres. Cette ambiguïté originelle est sans doute liée au contexte stratégique de sa naissance, le 4 avril 1949, et surtout à la montée de la puissance militaire de l’Union soviétique. Mais l’Otan a d’emblée commis une «faute» psychologique majeure, à l’instar de l’alliance d’en face: le Pacte de Varsovie, liant l’URSS et ses alliés est-européens. Car, tous ces «alliés» étaient en fait des subordonnés, l’alliance ressemblant, peu à peu, plus à une occupation qu’à une coopération militaire. Et c’est parce qu’elles étaient, sur le plan militaire, de même nature que ces alliances ont vite provoqué des rejets importants, voire dramatiques, de la part des opinions publiques ou des peuples qui les ont le plus souvent subies. Voir à ce propos les révoltes de Budapest (1956) ou de Prague (1968), mais aussi les manifestations populaires contre l’Otan à l’Ouest organisées par des mouvements de la paix, et surtout les énormes manifestations contre les euromissiles dans les années 80.
Et pourtant ces deux alliances ont obtenu un résultat remarquable: en se neutralisant mutuellement dans le cadre d’une confrontation généralisée, elles ont permis à l’Europe d’éviter une nouvelle guerre. Mais pas de se rendre autonome, notamment sur le plan militaire. Car les Etats-unis ont constamment joué sur ses divisions traditionnelles pour l’empêcher de se doter de véritables outils diplomatiques et militaires communs. Tandis que l’URSS allait jusqu’à empêcher que chaque «pays frère» soit doté d’une armée véritablement nationale. Dans les deux cas, c’est le «haut commandement» qui restait entre les main du «protecteur».
«Paris et Berlin au côté de Saddam»
C’est essentiellement pour cela que la France a finalement décidé, en 1966, de quitter le commandement intégré de l’Otan, et mis à la porte les soldats américains basés sur son sol. Tout en restant membre de l’Alliance. Cela a duré trente ans et a constamment été basé sur une opinion publique favorable à cette distanciation vis-à-vis d’un pays jugé trop envahissant. Ce n’est qu’en 1996, après l’arrivée à l’Elysée de Jacques Chirac -pourtant néo-gaulliste déclaré- que Paris reprend toute sa place au sein de l’Otan. Entre temps, plusieurs crises ont secoué l’alliance, sans toutefois la faire tomber.
La plus grave a sans doute été celle des euromissiles (Pershing-2), que les Etats-Unis ont voulu installer en Europe pour faire face au réarmement soviétique. Ils parviendront à leurs fins, grâce notamment à la détermination de François Mitterrand, qui accepte qu’ils soient déployés en Europe, mais pas en France: en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie et aux Pays-Bas. L’opposition d’une partie de l’opinion publique ouest-européenne ne parvient pas à remettre en cause ce choix stratégique qui, dix ans plus tard, n’est probablement pas étranger à l’écroulement du système soviétique, et surtout à la disparition, en 1991, du Pacte de Varsovie, c’est-à-dire la raison d’être le l’Otan.
On assiste alors à un sauvetage in extremis de l’Alliance, par le truchement d‘un discours lénifiant, qui tente de justifier le maintien de l’Otan, en dépit de la disparition de son «ennemi». La guerre de Yougoslavie en est son illustration. L’intervention de l’Otan (Ifor) en Bosnie, au milieux des années 90, permet à l’Alliance de devenir une sorte de «bras armé» de l’ONU, alors que celle-ci est en pleine crise et ne parvient plus à assurer toutes ses missions de paix. Peu avant l’échec de l’intervention américano-onusienne en Somalie aurait pourtant pu permettre de tirer quelques leçons sur la raison d’être de l’Otan. Il n’en fut rien.
La recherche d’un autre «ennemi» crédible et acceptable par les opinions publiques, en mesure de justifier le maintien d’une «machine» de plus en plus lourde et chère, favorise d’autres interventions, à commencer par celle contre la Serbie de Milosevic; alors que celui-ci, à peine quelques années plus tôt, était l’un des principaux «pivots» de la solution politique de la crise en Bosnie. On nage alors en pleine hypocrisie internationale: les alliés frappent ensemble mais la méfiance est partout. Les divisions entre Européens sont telles que les Etats-Unis peuvent utiliser l’Otan à leur guise. Les critiques des Européens demeurent discrètes. Les méthodes quelque peu «cavalières» des Américains irritent beaucoup, mais ne sortent pas du quartier général de l’Otan, sinon par le biais de quelques rapports en principe confidentiels, mais que Paris ou d’autres capitales s’empressent de faire circuler sous le manteau. Comme jadis à Prague ou à Budapest.
Mais ce sont bien entendu les attentats du 11 septembre 2001 qui ont bouleversé la donne stratégique. Frappés chez eux pour la première fois, les Etats-Unis ont enfin un «ennemi» crédible, ou du moins le pensent-ils et cherchent-ils par tous les moyens à l’imposer à des alliés qui visiblement connaissent mieux, grâce surtout à l’expérience acquise du temps de la colonisation, l’«ennemi» qui se cache derrière les «terroristes» du 11 septembre.
Ces alliés savent aussi que, pour faire face à ce nouveau «front» qui n’en est pas tout fait un, les tanks et les Mirage 2000 ne sont pas les outils les plus appropriés, car il s’agit d’affronter une lame de fond anti-américaine et anti-occidentale qui traverse désormais la plupart des pays non occidentaux, à commencer par l’allié le plus important: l’Arabie saoudite.
L’échec de l’intervention en Afghanistan, qui n’a rien réglé sur le plan politique et n’a pas éliminé le «terrorisme», pousse les Etats-Unis à changer une fois de plus d’ennemi: c’est au tour de Saddam Hussein, l’ennemi d’avant-hier de revenir sur le devant de la scène. Il y a environ un an, lorsque Washington commençait à mettre en avant le «fou de Bagdad», on souriait quelque peu dans les chancelleries européennes.
Aujourd’hui, la crise de l’Otan provoquée par Paris et Berlin, avec la complicité de Moscou, éclate à propos de la Turquie, un allié que Washington a constamment utilisé pour diviser l’Europe. Comme hier la Bosnie. L’administration américaine cherche à minimiser la crise, souligne «l’isolement» du trio Paris-Berlin-Moscou, ironise sur les «pitoyables Belges» qui l’ont rejoint. De respectables éditorialistes américains traitent Jacques Chirac de «global populist» voire de «José Bové des stratèges internationaux». Le Washington Post a accusé Paris et Berlin d’être «au côté de Saddam». Ce qui est tragiquement ridicule.
Plus près de la Maison Blanche, on laisse entendre ces derniers jours que les Etats-Unis pourraient revoir de fond en comble leur présence militaire sur le sol européen. Cette «menace» américaine de fermer les bases situées en l’Europe occidentale n’est pas nouvelle. C’était même l’une des demandes explicites de nombreux manifestants pacifistes européens dans les années 60-70, lors de la guerre du Viêt-nam. Ce qui signifie que cette «menace» risque d’être applaudie par une partie au moins des Européens de l’ouest. Est-ce à dire que l’on ne se comprend même plus entre les deux rives de l’Atlantique ?
Washington a apparemment mis entre parenthèses une donne déterminante: entre 70% et 80% d’Européens sont opposés à une éventuelle guerre en Irak, y compris en Grande Bretagne. Tout simplement parce qu’ils ont le sentiment que cela ne peut répondre à la question de fond: pourquoi tant de gens haïssent les Etats-Unis et/ou l’Occident ?
par Elio Comarin
Article publié le 11/02/2003