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Fespaco 2003

Abderrahmane Sissako, une leçon de cinéma

Sélectionné à Cannes dans la section Un certain regard, HeremakonoEn attendant le bonheur») est l’un des films les plus ambitieux, les plus aboutis, les plus émouvants de la compétition officielle. Jeudi 27 février, son réalisateur, le Mauritanien Abderrahmane Sissako, a été convié à donner sa «leçon de cinéma» aux festivaliers. Flash back sur l’un des moments les plus forts de ce XVIIIe Fespaco.
De notre envoyée spéciale à Ouagadougou

C’est l’histoire d’un petit garçon né en Mauritanie, élevé au Mali, à qui une bourse d’étude permit un jour de partir très loin de l’Afrique, étudier le cinéma dans l’une des écoles les plus prestigieuses du monde: le VGIK de Moscou. Le petit garçon de Kiffa est devenu l’un des plus grands cinéastes d’Afrique, il est devenu, tout simplement, un très grand cinéaste.

Il faut saluer la Guilde africaine des réalisateurs, qui, entre autres initiatives salutaires, a proposé à l’un de ses membres, Abderrahmane Sissako, de donner une leçon de cinéma lors de ce XVIIIe Fespaco. Qu’est-ce qu’une leçon de cinéma? Le terme en lui même ouvre la porte à toutes les ambiguïtés. S’agit-il de faire tracer, par un cinéaste émérite, les grandes lignes de sa vie, de lui faire livrer quelques secrets de fabrication, une savante exégèse de son œuvre? Avec son élégance coutumière, Sissako a balayé la question, magistralement. Pendant plus de deux heures, il a parlé de son parcours et de ses films, mais aussi de ce qui pour lui est l’essence du cinéma, ou du moins du cinéma tel qu’il le conçoit: «Je ne pense pas, au fond, qu’une histoire puisse être partagée. Dans mes films, il y a peu de paroles, parce que je pense que la vérité n’est pas dans les paroles. Un film, c’est une vision».»

Tout ceux qui ont vu Heremakono (mais aussi ses précédents opus, La vie sur Terre, Rostov-Luanda, et surtout l’inoubliable Octobre) connaissent la singularité inentamable des films de Sissako, la façon dont chaque scène se joue sur une ligne extrêmement ténue, où le documentaire, la captation sur le vif, côtoient une précision extrême de la mise en scène (cadrage, direction d’acteurs…). Ceux qui l’ont vu travailler savent que pour lui, le scénario (mais faut-il encore parler de scénario pour ce qui n’est le plus souvent qu’une mince trame, une juxtaposition de saynètes cousues à la vite par un mince fil rouge? ) n’est qu’une base de travail, le cadre minimal à partir duquel il saura se livrer à toutes les improvisations, et faire entrer dans son film le meilleur de ce que lui apportent comédiens, lieux et situations.

Soit, donc, une histoire simplissime: un jeune garçon, Abdallah, veut partir en Europe. A Nouadhibou, où il attend un hypothétique passeur, il rencontre Nana, une jeune femme dans le même cas que lui: telle était, au départ la trame de Heremakono. Mais à quelque temps du tournage, Sissako rencontra par hasard, à la faveur d’une panne de voiture, un vieillard à qui il proposa de jouer dans le film. C’est ainsi que le vieux Makha est devenu un personnage-clef de Heremakono. C’est aussi une rencontre sur le port de Nouadhibou avec un trafiquant d’ailerons de requins qui fournit matière à plus belle scène du film: celle du karaoké, où le Chinois Zhu déclare sa flamme à Nana, via une chanson populaire chinoise.

Un acte imparfait, comme nous-mêmes

Pour Sissako, un film n’est pas le produit du pur perfectionnisme, «c’est un acte imparfait, comme nous le sommes nous-mêmes. Le vrai cinéma est une invitation. Ce qui est important, c’est qu’il n’y ait pas d’intentions premières. Le réel est la chose la plus forte. Si tu vois un margouillat sur un mur, il peut partir tout de suite, ou y rester trois heures. Si tu es capable de rester, avec ta caméra, pendant trois heures sur le margouillat, c’est un acte de création».

Sissako est un joueur: il joue avec son public comme le chat de la souris, avec un art savant du contre-pied, maniant souvenirs de tournage et anecdotes avec beaucoup d’humour. «Je sais qu’on peut s’ennuyer beaucoup dans mes films. C’est pourquoi je fais toujours exploser quelque chose quinze minutes après le début: une ampoule, un ballon, peu importe; c’est pour réveiller le spectateur». A ce spectateur l’accusant de faire des films sans paroles, ou à cet autre lui demandant le sens de telle scène: «Je pense qu’un film est une vision. Le sens de cette scène, c’est ce que vous, vous avez ressenti». Ou, à cette question sur les films qui l’ont le plus marqué: «La réponse tient en trois noms: On l’appelle Trinidad, Le retour de Trinidad, et On continue à l’appeler Trinidad. Le western spaghetti est quelque chose de très important pour moi. Le dernier film que j’ai vu avant d’aller à Moscou, c’est Le pull-over rouge. Sauf que je ne l’ai pas vu jusqu’à la fin. A la fin, dans le commissariat, on apporte le pull-over et là, on voit qu’il est trop grand, preuve que le héros est innocent. A ce moment, mon voisin s’est levé en criant: «C’est choquant, c’est une injustice!», et je l’ai suivi».

Ce jour-là, Sissako dit bien d’autres choses, sur sa formation, à Moscou, sur ses premiers films d’écoles, sur un événement majeur de sa vie, qui lui fit rencontrer et devenir l’ami du chef opérateur du grand cinéaste russe Tarkovski. Pendant deux heures, il parla de lui, de ses films, avec une rare liberté, devant un public captivé. L’espace d’un après-midi, un drôle de vent a soufflé sur le Fespaco, un vent charriant quelque chose d’indicible et d’impalpable, un peu comme dans les films de Sissako: la grâce, tout simplement.



par Elisabeth  Lequeret

Article publié le 28/02/2003