Irak
L’inconnue chiite de l’équation irakienne
Le Pentagone mise sur les chiites irakiens. Majoritaires dans le pays, ils ont été «persécutés par le régime de Saddam Hussein». Mais jusqu’à présent, c’est plutôt l’attentisme qui caractérise cette communauté.
Le chef d’état-major interarmées américain, le général Richard Myers estime que les chiites de Bagdad «pourraient être utiles» à la prise et au contrôle de la capitale. Majoritaires dans le pays, ils représenteraient aussi plus de la moitié des cinq millions de Bagdadis. «Persécutés par le régime de Saddam Hussein», comme le rappelle le général américain, les chiites pourraient aider à accélérer sa chute. Pourtant jusqu’à présent, c’est plutôt l’attentisme qui caractérise cette communauté confessionnelle fortement attachée à son arabité et partie prenante de toutes les oppositions irakiennes. Depuis l’empire ottoman jusqu’à l’avènement du régime Baas, en passant par l’occupation britannique, la communauté chiite a payé du prix du sang cet esprit de résistance ancrée dans sa dissidence religieuse originelle. Lors du précédent épisode de la guerre contre l’Irak, en 1991, d’innombrables insurgés chiites sont tombés sous les coups de Saddam Hussein qu’ils croyaient laminé par le tapis de bombes occidentales. Nul ne s’est alors porté à leur secours, le silence assourdissant qui a marqué leur écrasement paraissant même valoir consentement.
Les chiites de Bagdad «essaieront de se tenir à l’écart pour subir le moins de dommages possibles jusqu’à ce qu’ils soient sûrs que la capacité de répression du régime irakien a été anéantie», assure aujourd’hui Mohsen Hakim, un des chefs de file du principal groupe d’opposition chiite, le Conseil suprême de la révolution islamique d’Irak, basé en Iran. Ensuite, poursuit-il, «ils se mettront en marche». Le cas échéant, reste à savoir dans quel sens la communauté chiite peut décider de s’orienter. Certes, sa réputation de contre-pouvoir n’est plus à faire. Mais ses cibles ont toujours été autant étrangères qu’intérieures. En outre, le respect des chiites pour leurs responsables religieux ne se traduit pas par l’homogénéité politique de la communauté.
La tradition contestataire du chiisme remonte à ses origines dans le choix de son premier imam, Ali, le gendre du prophète Mahomet. L’Irak est le berceau du chiisme, majoritaire en Iran. Il abrite ses lieux saints, à Najaf le tombeau d’Ali et à Kerbala celui de son fils Hussein, le «prince des martyrs», troisième imam des Chiites. Ces deux villes du centre irakien ont également été des phares politiques importants aussi bien pour l’Irak que pour l’Iran à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Plus tard, l’ayatollah iranien Khomeini a passé une partie de son exil à Najaf, entre 1965 et 1978. Le chiisme est littéralement le «parti d’Ali», considéré par ses partisans comme le plus apte à hériter du Califat à la mort de Mahomet, en 632, en raison de leurs liens de parenté. Après l’assassinat d’Ali en 661, ses partisans ont cherché leurs imams dans les rangs de sa descendance. Parmi eux, la tradition évoque un disparu volontaire, un «imam caché», le Mahdi dont le retour est espéré à la fin des temps, pour rétablir la justice. En attendant, son absence autorise les chiites à se doter eux-mêmes et par consensus d’autorités légitimes choisies parmi des religieux habilités à interpréter la loi religieuse, les mujtahid, les oulémas. Une tradition qui recueille l’adhésion de 55 à 65 % des musulmans irakiens (selon les sources), soit entre 10 à 13 millions de chiites dont deux ou trois millions à Bagdad, une communauté majoritaire que les pouvoirs successifs ont voulu tour à tour tenir à l’écart, éliminer voire récupérer.
A Bagdad, un faubourg populaire, et même populeux, du nord de la ville, connu sous le nom de Saddam City, regrouperait plus de 2 millions de chiites. Du sud de la capitale et jusqu’au Golfe, la population est essentiellement chiite, dans les campagnes comme dans les grandes villes. C’est le cas notamment dans la mégapole pétrolière de l’extrême Sud, Bassorah que les «rats du désert» britanniques peinent à «libérer» depuis le début de la guerre. Là aussi, les forces de la coalition avaient misé sur l’opposition chiite de la ville, défendue notamment par des miliciens sunnites du régime, les «fedayin» de Saddam. L’état-major britannique s’était même félicité d’un «début de soulèvement» populaire le 25 mars avant que son ministre de la Défense n’évoque «une forme limitée de soulèvement» plus ou moins corroborée par des témoignages selon lesquels les forces loyales au régime liquideraient les opposants ou les indécis. En tous cas, l’armée britannique ne paraît pas avoir renoncé à cet espoir de révolte chiite dans sa stratégie affichée de pilonnage des places fortes du parti Baas qui quadrille la ville. Il en faudra sans doute davantage pour faire oublier aux chiites avril 1991 et la répression sanglante de l’insurrection qu’ils avaient lancée contre l’avis de leurs autorités religieuses et à partir de Bassorah, répondant à l’appel du président Bush père.
En février 1991, les dignitaires du Baas avaient été les premiers visés par les insurgés chiites qui en avaient même pendus plusieurs aux voûtes du mausolée sanctuaire de l’imam Hussein, à Kerbala. La Garde républicaine avait riposté et taillé en pièces le soulèvement qui avait gagné aussi Najaf. Le bain de sang avait soulevé des protestations du côté de Téhéran qui avait dénoncé la profanation des deux lieux saints. Mais l’heure n’était pas à la propagation de la Révolution islamiste, hantise des Occidentaux. Ces derniers n’en sont pas moins restés sourds aux appels des chiites irakiens qui leur avaient demandé de créer une zone de protection au sud du pays, sur le modèle de ce qui a été accordé au Kurdes, dans le nord irakien.
Une communauté peu homogène politiquement
Les chiites l’ont dit et répété aux Occidentaux pour tenter de les attendrir :«Nous sommes d’abord des Arabes et nous ne réclamons pas l’instauration d’un Etat islamique». De fait, en Irak, une petite minorité des chiites est kurde, turkmène et persane, mais l’immense majorité est arabe. En outre, les chiites irakiens ont été de toutes les luttes nationalistes et ils n’ont pas basculé en faveur de leurs frères en religion iraniens pendant la guerre de l’Irak contre l’Iran (1980-1988). Cela n’a jamais empêché leurs adversaires d’insister plutôt sur l’appartenance chiite du voisin perse qui a d’ailleurs donné maints dignitaires religieux à l’Irak. C’est ainsi que par exemple, après le dépeçage de l’empire ottoman, dès la création en 1920 d’un Irak placé sous mandat britannique, les animateurs chiites de la lutte contre l’occupation étaient déjà fustigés, comme des «étrangers qui se retranchent derrière leurs prétendus principes religieux pour tromper l’opinion». A l’instar des Ottomans, les Britanniques ont d’ailleurs pris grand soin à bâtir en Irak un Etat-nation à leurs normes, excluant toute représentation chiite au profit d’un petit cercle d’officiers d’obédience sunnite, la branche de l’islam majoritaire dans le monde arabe en dehors de l’Irak. Même chose plus tard au parti Baas d’où les chiites ont été inexorablement éliminés jusqu’à représenter moins de 10% de ses cadres alors qu’ils ont compté parmi ses pères fondateurs. Et dans les années quatre-vingt, malgré la loyauté des chiites irakiens, le régime de Saddam Hussein n’a pas manqué d’arguer de la Révolution islamique iranienne pour perpétuer l’endiguement politique de la communauté chiite irakienne soupçonnée d’intégrisme religieux.
De leur côté, les chiites irakiens ont régulièrement joué le rôle de contre-pouvoir sur des bases socio-religieuses qui les ont amené à des solidarités plus larges et assez souvent même en contradiction avec leurs principes confessionnels. D’ailleurs, en dépit du respect général que les fidèles vouent à leurs dirigeants religieux, la communauté chiite n’est pas politiquement homogène. Seul le parti communiste irakien a pu recruter dans ses rangs de façon extensive, contre les Britanniques au début du XXe siècle. Par la suite, le courant religieux a largement pris le relais, mais comme l’histoire de cette dernière décennie l’a montré, face à la répression, les moyens d’action de la communauté chiite ne sont pas à la hauteur de sa détermination. En outre, sa direction religieuse est traversée par la double influence d’une mouvance islamiste en voie de recomposition, essentiellement à l’extérieur du pays, et d’oulémas restés en Irak où ils ont tissé de nouvelles affinités tribales, d’abord pour survivre au régime, ensuite pour s’accommoder de ses velléités de récupération.
En effet, le régime a changé son fusil d’épaule après la première guerre du Golfe et entrepris de retourner à son profit la légitimité religieuse, notamment dans la communauté chiite. Saddam Hussein l’a au préalable décapitée, en liquidant physiquement plusieurs centaines d’oulémas. Remisant son socialisme d’antan, il a opté pour un libéralisme affairiste de clientèle, plaçant certains dignitaires chiites sous sa très haute «bienveillante» surveillance. Globalement, le chiisme local s’est largement replié sur son rôle quiétiste et apolitique de conseil juridique traditionnel, en particulier au Sud où son influence n’est pas négligeable et emprunte le réseau tribal. De son côté, le courant islamiste chiite en exil s’est lui aussi adapté. La mort de l’imam iranien Khomeni et la mise à l’épreuve de la réalité iranienne de la doctrine islamiste ont sonné le glas du préalable jadis sacré de la Révolution islamiste. Le champ islamiste s’est recomposé et ouvert à la perspective d’élections démocratiques. La relative souplesse dogmatique du chiisme autorise aussi nombre de ses partisans à trouver des vertus à l’idée d’Etat central. Et même vu des rangs islamistes, le melting-pot irakien ne paraît pas vraiment gérable dans le cadre d’un Etat confessionnel purement chiite.
Les activistes islamistes sont pour la plupart rangés derrière le Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak, basé à Téhéran et considéré comme très inféodé à l’Iran. Il a été fondé en novembre 1982 comme un rassemblement regroupant notamment le Parti de l’action islamique, basé à Damas mais fondé à Kerbala et dirigé par un natif de la ville sainte ; l’Association des moudjahidine irakiens ; le Mouvement islamique en Irak ; le Rassemblement islamique irakien et le parti Daawa dont la direction est présente à Londres, à Damas et à Téhéran. En 1980, ce parti s’est prononcé dans un «Manifeste de compréhension mutuelle à la nation d’Irak» favorable à une large coalition avec les partis d’opposition laïcs. Par ailleurs, des organisations islamistes à orientation culturelle et humanitaire essentiellement basées à Londres comme la fondation Khoe’i, l’Institut Al-Bayt et Dar Al-Islam sont considérés par les spécialistes comme incarnant une interprétation plus moderniste de la religion.
L’année dernière, un nouveau manifeste chiite mettait en avant la nature politique et non point communautaire de leur opposition tout en soulignant le caractère non moins politique selon eux de «l’ostracisme confessionnel» qui les a visé depuis l’aube de l’Irak. Une manière d’exprimer leur vœu de voir tomber le régime Saddam Hussein tout en manifestant leur attachement à l’unité du pays. Ces derniers jours les batailles autour de Najaf et de Kerbala ont vu Américains et partisans du régime se disputer l’image de populations présentées comme accueillantes ou au contraire hostiles aux forces étrangères. De Téhéran, l’Assemblée suprême chiite accuse Saddam Hussein de «placer ses forces autour et à l’intérieur des Lieux saints pour que les répliques américaines les détruisent». Elle en appelle aux religieux et aux conservateurs du monde entier pour chasser le régime de ces «lieux historiques». Mais au final, selon Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes, les chiites n’ont aucune raison de «rouler pour Téhéran ou Washington, les chiites roulent pour eux-mêmes et pour l’Irak».
Les chiites de Bagdad «essaieront de se tenir à l’écart pour subir le moins de dommages possibles jusqu’à ce qu’ils soient sûrs que la capacité de répression du régime irakien a été anéantie», assure aujourd’hui Mohsen Hakim, un des chefs de file du principal groupe d’opposition chiite, le Conseil suprême de la révolution islamique d’Irak, basé en Iran. Ensuite, poursuit-il, «ils se mettront en marche». Le cas échéant, reste à savoir dans quel sens la communauté chiite peut décider de s’orienter. Certes, sa réputation de contre-pouvoir n’est plus à faire. Mais ses cibles ont toujours été autant étrangères qu’intérieures. En outre, le respect des chiites pour leurs responsables religieux ne se traduit pas par l’homogénéité politique de la communauté.
La tradition contestataire du chiisme remonte à ses origines dans le choix de son premier imam, Ali, le gendre du prophète Mahomet. L’Irak est le berceau du chiisme, majoritaire en Iran. Il abrite ses lieux saints, à Najaf le tombeau d’Ali et à Kerbala celui de son fils Hussein, le «prince des martyrs», troisième imam des Chiites. Ces deux villes du centre irakien ont également été des phares politiques importants aussi bien pour l’Irak que pour l’Iran à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Plus tard, l’ayatollah iranien Khomeini a passé une partie de son exil à Najaf, entre 1965 et 1978. Le chiisme est littéralement le «parti d’Ali», considéré par ses partisans comme le plus apte à hériter du Califat à la mort de Mahomet, en 632, en raison de leurs liens de parenté. Après l’assassinat d’Ali en 661, ses partisans ont cherché leurs imams dans les rangs de sa descendance. Parmi eux, la tradition évoque un disparu volontaire, un «imam caché», le Mahdi dont le retour est espéré à la fin des temps, pour rétablir la justice. En attendant, son absence autorise les chiites à se doter eux-mêmes et par consensus d’autorités légitimes choisies parmi des religieux habilités à interpréter la loi religieuse, les mujtahid, les oulémas. Une tradition qui recueille l’adhésion de 55 à 65 % des musulmans irakiens (selon les sources), soit entre 10 à 13 millions de chiites dont deux ou trois millions à Bagdad, une communauté majoritaire que les pouvoirs successifs ont voulu tour à tour tenir à l’écart, éliminer voire récupérer.
A Bagdad, un faubourg populaire, et même populeux, du nord de la ville, connu sous le nom de Saddam City, regrouperait plus de 2 millions de chiites. Du sud de la capitale et jusqu’au Golfe, la population est essentiellement chiite, dans les campagnes comme dans les grandes villes. C’est le cas notamment dans la mégapole pétrolière de l’extrême Sud, Bassorah que les «rats du désert» britanniques peinent à «libérer» depuis le début de la guerre. Là aussi, les forces de la coalition avaient misé sur l’opposition chiite de la ville, défendue notamment par des miliciens sunnites du régime, les «fedayin» de Saddam. L’état-major britannique s’était même félicité d’un «début de soulèvement» populaire le 25 mars avant que son ministre de la Défense n’évoque «une forme limitée de soulèvement» plus ou moins corroborée par des témoignages selon lesquels les forces loyales au régime liquideraient les opposants ou les indécis. En tous cas, l’armée britannique ne paraît pas avoir renoncé à cet espoir de révolte chiite dans sa stratégie affichée de pilonnage des places fortes du parti Baas qui quadrille la ville. Il en faudra sans doute davantage pour faire oublier aux chiites avril 1991 et la répression sanglante de l’insurrection qu’ils avaient lancée contre l’avis de leurs autorités religieuses et à partir de Bassorah, répondant à l’appel du président Bush père.
En février 1991, les dignitaires du Baas avaient été les premiers visés par les insurgés chiites qui en avaient même pendus plusieurs aux voûtes du mausolée sanctuaire de l’imam Hussein, à Kerbala. La Garde républicaine avait riposté et taillé en pièces le soulèvement qui avait gagné aussi Najaf. Le bain de sang avait soulevé des protestations du côté de Téhéran qui avait dénoncé la profanation des deux lieux saints. Mais l’heure n’était pas à la propagation de la Révolution islamiste, hantise des Occidentaux. Ces derniers n’en sont pas moins restés sourds aux appels des chiites irakiens qui leur avaient demandé de créer une zone de protection au sud du pays, sur le modèle de ce qui a été accordé au Kurdes, dans le nord irakien.
Une communauté peu homogène politiquement
Les chiites l’ont dit et répété aux Occidentaux pour tenter de les attendrir :«Nous sommes d’abord des Arabes et nous ne réclamons pas l’instauration d’un Etat islamique». De fait, en Irak, une petite minorité des chiites est kurde, turkmène et persane, mais l’immense majorité est arabe. En outre, les chiites irakiens ont été de toutes les luttes nationalistes et ils n’ont pas basculé en faveur de leurs frères en religion iraniens pendant la guerre de l’Irak contre l’Iran (1980-1988). Cela n’a jamais empêché leurs adversaires d’insister plutôt sur l’appartenance chiite du voisin perse qui a d’ailleurs donné maints dignitaires religieux à l’Irak. C’est ainsi que par exemple, après le dépeçage de l’empire ottoman, dès la création en 1920 d’un Irak placé sous mandat britannique, les animateurs chiites de la lutte contre l’occupation étaient déjà fustigés, comme des «étrangers qui se retranchent derrière leurs prétendus principes religieux pour tromper l’opinion». A l’instar des Ottomans, les Britanniques ont d’ailleurs pris grand soin à bâtir en Irak un Etat-nation à leurs normes, excluant toute représentation chiite au profit d’un petit cercle d’officiers d’obédience sunnite, la branche de l’islam majoritaire dans le monde arabe en dehors de l’Irak. Même chose plus tard au parti Baas d’où les chiites ont été inexorablement éliminés jusqu’à représenter moins de 10% de ses cadres alors qu’ils ont compté parmi ses pères fondateurs. Et dans les années quatre-vingt, malgré la loyauté des chiites irakiens, le régime de Saddam Hussein n’a pas manqué d’arguer de la Révolution islamique iranienne pour perpétuer l’endiguement politique de la communauté chiite irakienne soupçonnée d’intégrisme religieux.
De leur côté, les chiites irakiens ont régulièrement joué le rôle de contre-pouvoir sur des bases socio-religieuses qui les ont amené à des solidarités plus larges et assez souvent même en contradiction avec leurs principes confessionnels. D’ailleurs, en dépit du respect général que les fidèles vouent à leurs dirigeants religieux, la communauté chiite n’est pas politiquement homogène. Seul le parti communiste irakien a pu recruter dans ses rangs de façon extensive, contre les Britanniques au début du XXe siècle. Par la suite, le courant religieux a largement pris le relais, mais comme l’histoire de cette dernière décennie l’a montré, face à la répression, les moyens d’action de la communauté chiite ne sont pas à la hauteur de sa détermination. En outre, sa direction religieuse est traversée par la double influence d’une mouvance islamiste en voie de recomposition, essentiellement à l’extérieur du pays, et d’oulémas restés en Irak où ils ont tissé de nouvelles affinités tribales, d’abord pour survivre au régime, ensuite pour s’accommoder de ses velléités de récupération.
En effet, le régime a changé son fusil d’épaule après la première guerre du Golfe et entrepris de retourner à son profit la légitimité religieuse, notamment dans la communauté chiite. Saddam Hussein l’a au préalable décapitée, en liquidant physiquement plusieurs centaines d’oulémas. Remisant son socialisme d’antan, il a opté pour un libéralisme affairiste de clientèle, plaçant certains dignitaires chiites sous sa très haute «bienveillante» surveillance. Globalement, le chiisme local s’est largement replié sur son rôle quiétiste et apolitique de conseil juridique traditionnel, en particulier au Sud où son influence n’est pas négligeable et emprunte le réseau tribal. De son côté, le courant islamiste chiite en exil s’est lui aussi adapté. La mort de l’imam iranien Khomeni et la mise à l’épreuve de la réalité iranienne de la doctrine islamiste ont sonné le glas du préalable jadis sacré de la Révolution islamiste. Le champ islamiste s’est recomposé et ouvert à la perspective d’élections démocratiques. La relative souplesse dogmatique du chiisme autorise aussi nombre de ses partisans à trouver des vertus à l’idée d’Etat central. Et même vu des rangs islamistes, le melting-pot irakien ne paraît pas vraiment gérable dans le cadre d’un Etat confessionnel purement chiite.
Les activistes islamistes sont pour la plupart rangés derrière le Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak, basé à Téhéran et considéré comme très inféodé à l’Iran. Il a été fondé en novembre 1982 comme un rassemblement regroupant notamment le Parti de l’action islamique, basé à Damas mais fondé à Kerbala et dirigé par un natif de la ville sainte ; l’Association des moudjahidine irakiens ; le Mouvement islamique en Irak ; le Rassemblement islamique irakien et le parti Daawa dont la direction est présente à Londres, à Damas et à Téhéran. En 1980, ce parti s’est prononcé dans un «Manifeste de compréhension mutuelle à la nation d’Irak» favorable à une large coalition avec les partis d’opposition laïcs. Par ailleurs, des organisations islamistes à orientation culturelle et humanitaire essentiellement basées à Londres comme la fondation Khoe’i, l’Institut Al-Bayt et Dar Al-Islam sont considérés par les spécialistes comme incarnant une interprétation plus moderniste de la religion.
L’année dernière, un nouveau manifeste chiite mettait en avant la nature politique et non point communautaire de leur opposition tout en soulignant le caractère non moins politique selon eux de «l’ostracisme confessionnel» qui les a visé depuis l’aube de l’Irak. Une manière d’exprimer leur vœu de voir tomber le régime Saddam Hussein tout en manifestant leur attachement à l’unité du pays. Ces derniers jours les batailles autour de Najaf et de Kerbala ont vu Américains et partisans du régime se disputer l’image de populations présentées comme accueillantes ou au contraire hostiles aux forces étrangères. De Téhéran, l’Assemblée suprême chiite accuse Saddam Hussein de «placer ses forces autour et à l’intérieur des Lieux saints pour que les répliques américaines les détruisent». Elle en appelle aux religieux et aux conservateurs du monde entier pour chasser le régime de ces «lieux historiques». Mais au final, selon Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes, les chiites n’ont aucune raison de «rouler pour Téhéran ou Washington, les chiites roulent pour eux-mêmes et pour l’Irak».
par Monique Mas
Article publié le 07/04/2003